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Heller : L’effet ver de terre

Heller : L’effet ver de terre


Leonid Heller : L’effet ver de terre. A propos de “La Pornographie”, dans Witold Gombrowicz entre l’Europe et l’Amérique, dir. Marek Tomaszewski, éd. Presses Universitaires du Septentrion, 2007.

Extrait :



Il est un moment important de l’action, qui cristallise diverses significations du viol et du meurtre pour en irriguer la suite du récit. Tout le monde s’en souvient : les « vieux messieurs » s’efforcent de faire découvrir aux jeunes gens leur désir ; le succès les attend lorsque, par hasard, les jeunes s’unissent pour écraser, avec leurs pieds, un gros ver de terre qui se tortille et se dresse en agonie. L’excitation naît alors qui va alimenter celle des manipulateurs ; le jeu continuera. Certes, voilà un symbole érotique de première importance, mais son symbolisme ne s’arrête pas là.
L’image du ver de terre écrasé sera projetée sur les protagonistes de cette « histoire fatale » et servira autant de motivation que de justification aux meurtres qui vont suivre. Le ver de terre sera assassiné plusieurs fois, sous plusieurs masques humains. Dans les études gombrowiczéennes que j’ai pu consulter, je n’ai rien trouvé à propos de cet objet fascinant. Il me semble digne de plus d’attention ; c’est pourquoi j’ai intitulé mon exposé « L’effet ver de terre », en référence à l’« effet papillon » des théories du chaos, celles qui affirment qu’un battement d’ailes d’un papillon à Tokyo peut déclencher un ouragan en Floride.
Le ver de terre, être chtonien, envoie des vibrations jusqu’aux confins du texte que son champ sémantique pénètre plus profondément que n’importe quel autre.
Il se peut que son insuccès auprès des chercheurs soit dû à son nom peu expressif en français et trop expressif en polonais : « glista ». Or ce mot colloquial et assez dégoûtant (remarquons qu’il contient le mot « list », « lettre », jeu bien à sa place dans un roman où les missives et le problème de « communication » jouent un tel rôle) ne signifie pas seulement « ver de terre ».
Le dictionnaire polonais de l’Académie des sciences en donne une description presque lyrique en comparaison avec celle, prosaïque, du Petit Robert : « ascaride, ver rond » vivant dans les intestins du cheval et de l’homme. En polonais, on parle de : « animal au corps long et mou, vivant en parasite dans l’intestin des hommes et des animaux ». Il peut se prévaloir d’un lien extrêmement intime avec l’homme. En plus, l’étymologie du mot, de la même racine que « glina » (en français : « glaise »), renvoie à la matière dont l’homme fut fait (le sens corroboré par l’usage de « robak » et par l’absence de « dzdzownica » qui aurait du mal à être « anthropomorphisée ». Bref, le ver de terre est autant « ver humain ».
Il est d’autres significations qu’on peut attacher à ce mot : apparaissant dans la scène de séduction qui unit les jeunes Adam et Eve d’un « nouveau monde », en faisant naître le désir, le ver joue peut-être le rôle d’un serpent de la Bible (l’image du serpent apparaîtra dans le texte : tous les personnages lors de leur promenades formeront un serpent ou de sa parodie cachée dans une pomme hypothétique. On n’évoquera pas ici les « sens cosmiques » de ce rapprochement entre le ver et le serpent.
Car son rôle le plus important est sans doute celui, littéral, de l’animal — victime. Voici un passage qui l’accompagne : « [...] la douleur est aussi pénible dans le corps d’un ver de terre que dans celui d’un ogre, la souffrance est “une”, de même que l’espace est un, elle est indivisible et chaque fois qu’elle apparaît, c’est l’abomination en soi dans sa plénitude. Ils avaient provoqué la souffrance, créé la douleur, sous leurs semelles ils avaient rendu abominable, infernale, l’existence tranquille de ce ver de terre — on ne pouvait imaginer plus grand crime, plus grand péché ».