« Plus c’est savant, plus c’est bête. »
« En ce qui me concerne, presque toujours l’art me parle et m’émeut avec plus de force quand il s’exprime de façon imparfaite, fortuite et fragmentaire, quand il se borne à signaler pour ainsi dire sa présence, me permettant de la pressentir à travers une interprétation médiocre. Je préfère du Chopin m’arrivant par bouffées d’une fenêtre ouverte que ce même Chopin joué avec force fioritures sur une grande estrade de concert. […]
Accompagné par l’orchestre, le pianiste, un Allemand, galopait. Pendant ce temps, le concert fonctionnait, le pianiste toujours galopant. Pianiste ou cheval ? J’aurais juré qu’il n’était plus question de Mozart, mais de savoir si ce coursier saurait battre au finish Horowitz ou Rubinstein. Pianiste, cheval, boxeur ? Tout à coup j’optai pour un boxeur qui avait enfourché Mozart, chevauchait Mozart, le frappant, le harcelant et tapant comme un sourd, l’éperonnant et piquant des deux. Tiens, mais que se passe-t-il ? Il a touché au but ! Applaudissements, applaudissements, applaudissements ! Le jockey, descendu de son coursier, saluait bas, tout en s’épongeant le front. » Journal, 1953 |
« Assez de ces œuvres innocentes qui descendent dans l’arène en ayant l’air d’ignorer délibérément qu’elles seront violées par des milliers d’avis imbéciles ; assez de ces auteurs qui font semblant de vous dire que pareil viol, commis sur eux par le plus superficiel des jugements, est chose qu’il ne convient pas de relever ; cela ne saurait d’ailleurs les atteindre […]
Lorsque l’art se trouve ainsi désarmé devant le jugement des hommes, il ne peut s’en prendre qu’à son orgueil : « Voyons, je suis bien au-dessus de tout cela, moi, je ne tiens compte que de l’avis des gens sérieux et qui pensent. » Fiction absurde ! La vérité –une vérité aussi âpre et laborieuse que tragique - est que l’avis d’un imbécile a lui aussi son importance, qu’il nous crée et nous modèle de l’intérieur. » Journal, 1954 |
« On arrive finalement devant le coin sacré où elle trône, Elle, la Joconde ! Salut, Circé ! Aussi laborieuse que lorsque je l’avais vue jadis, infatigablement occupée à transformer les hommes, sinon en pourceaux, du moins en nigauds ! […]
Ainsi chaque jour, depuis cinq siècles, une petite foule se rassemble devant ce tableau pour pouvoir bayer aux corneilles comme une bande de crétins… Clic ! C’était un américain avec son appareil photographique. Les autres sourient, indulgents, sans comprendre, les bienheureux, que leur docte indulgence n’est pas moins sotte. En gros, c’est la sottise qui déferle dans les salles du Louvre. Un des endroits les plus sots du monde. » Journal, 1963 |
« Il s’agit d’une bêtise consubstantielle à la raison, qui progresse et grandit avec elle. Voyez donc tous ces festins de l’intellect : ces concepts ! Ces découvertes ! Ces Perspectives ! Ces subtilités ! Ces Publications ! Ces Congrès ! Ces discussions ! Ces Instituts ! Ces Universités ! Et pourtant : quelle bêtise ! […]
Que faire donc ? En finir avec l’epistêmê, la saisir à la gorge, se battre avec elle comme Don Quichotte ? Une fois de plus ? Une chose est sûre : ma révolte trouvera des éditeurs, des commentateurs, elle sera facilement digérée par la machine. Il ne se trouve pourtant personne, dans le monde de l’epistêmê, qui, conscient de son ineptie, ne continue malgré tout à en faire partie. » Journal, 1966 |