Kott : Une farce tragique
Jan Kott : Sur “Le Mariage” de Gombrowicz, paru en allemand sous le titre Gesicht und Grimasse zu Gombrowicz Trauung, éd. Popier and Co ; en français dans la revue La Règle du jeu, janvier 1995, n°15.
Extrait :
Une farce tragique
Le Mariage finit par un échec. Comme dans un rêve, des débris de l’état de veille, comme dans toute œuvre, même la moins réaliste, des bribes de réalité y sont disséminées, ainsi que toute une zone de significations que l’on pourrait exposer facilement, banalement. Le Mariage pourrait avoir lieu partout et nulle part, mais Henri commence à le rêver en France. Le héros ne se réduit pas à un simple prénom, c’est un soldat polonais de la Seconde Guerre mondiale. L’action se déroule en France en juin 1940, pendant la débâcle, après Dunkerque, alors que ies détachements polonais vaincus cherchaient désespérément à se faire évacuer en Angleterre. Le retour en Pologne était remis aux calendes grecques.
Pour d’autres raisons, plus complexes et plus personnelles, pour des raisons philosophiques et politiques, le retour en Pologne paraissait impossible à l’émigré Gombrowicz lorsque celui-ci rédigea Le Mariage à Buenos Aires en 1946. La Pologne qu’il avait quittée en 1939 n’existait plus. Ce retour impossible dans une Pologne véritable se transforme en rêve, en songe, en un retour possible dans une Pologne non véritable. Moins cette Pologne est réelle, plus elle est anachronique et rejetée dans le passé, et plus le retour devient possible, réel. D’où le château et l’auberge ; d’où, dans le rêve, des survivances des mœurs de la noblesse ; d’où un style qui emprunte au polonais du XVIIe siècle ; d’où, enfin, certains archétypes féodaux : le Roi, le Prince, l’Usurpateur. Et ce n’est probablement pas un hasard si le troisième acte, le plus cruel, qui met en scène le règne sanglant de Henri, est si semblable à Ubu Roi. L’action d’Ubu Roi ne se passe-t-elle pas « en Pologne, c’est-à-dire nulle part ». Mais même en rêve, ce retour au foyer qui n’existe plus, et ce mariage sans assises dans la réalité ne peuvent s’accomplir ni l’un ni l’autre.
Le Mariage s’achève sur une marche funèbre et par l’arrestation d’Henri. Comme dans Les Bonnes de Genet, où Solange et Claire ne peuvent tuer Madame qu’en interprétant son personnage, que dans un geste symbolique, un rituel. Tuer, ou coucher avec elle. Au vrai, les pauvres bonnes ne peuvent que coucher ensemble et s’empoisonner l’une l’autre. La pression de la réalité l’emporte sur toute forme de fiction ; le seul retour « réel » en Pologne que Gombrowicz pouvait imaginer était un retour menant tout droit à la prison.
Fin 1942, durant le plus rude hiver de la Guerre, les nuits de beuveries à Varsovie s’achevaient parfois par des concours de grimaces inspirées de Ferdydurke. Mais ces grimaces ne pouvaient rien changer. Impuissantes, elles n’étaient que singeries grotesques. Ce qui confère au Mariage son caractère polonais, et en même temps universel, c’est le goût amer de cette farce tragique.