« Le monde devenait insupportable. »
Je ne voyais partout que de méchantes caricatures.
Ma famille, ma « sphère » sociale : trop gâtées, boursouflées, ramollies. La société, la nation, l’État : des ennemis.
L’armée : un cauchemar. Les idéaux, les idéologies : des lieux communs. Et le pire, c’était moi-même : le comble de l’affectation, de la prétention – chacune de mes paroles tournait autrement que je n’aurais voulu, tous mes gestes étaient corrompus. Dieu avait, je ne sais comment, disparu de mon horizon – à vrai dire je continuais à croire, mais la foi ne m’intéressait plus, je n’y pensais pas. Si bien que ma solitude était devenue absolue.
« Quelle magnifique année, que cette année 1918 ! »
J’étais encore trop jeune pour saisir toute la beauté de ce finale de la Première Guerre mondiale -infiniment plus chargé de poésie que celui de la Seconde. C’était un réveil émouvant et prometteur, l’espoir d’une nouvelle vie, l’effondrement des trônes, de la mode des collets raides, des moustaches et des préjugés « d’honneur », la liberté du corps venait compléter celle de l’esprit, c’était la défaite des redingotes et des souliers vernis, le plein épanouissement de la jeunesse saluant son temps, un grand vent de liberté souffla quand on vit apparaître les genoux des femmes sous leurs jupons…
La suppression des poils chez les hommes.
On voyait disparaître non seulement les barbes mais aussi les moustaches […] Je suis enclin à croire que cet événement eut des conséquences incommensurables –dans l’art, la moralité, les mœurs, et même dans la politique ou la métaphysique-, qui sont finalement assez simples à saisir. Je n’oublierai jamais le cri d’une de mes cousines en voyant mon père entrer dans l’appartement avec le visage complètement rasé –il venait d’abandonner sa barbe et sa moustache chez le coiffeur, conformément à l’esprit du temps. C’était le cri perçant d’une femme offensée dans sa pudeur la plus profonde. Si mon père avait été nu, elle n’aurait pas fait plus terrible vacarme –et à vrai dire elle avait raison : c’était en effet une impudeur de premier ordre que cette apparition subite et scandaleuse d’un visage que mon père avait jusqu’à présent toujours dissimulé sous des poils.
Au café Ziemiańska
Chaque soir aux environs de neuf heures, je me rendais au café –le Ziemiańska, près de la place Warecki. Je m’asseyais à une table, je commandais « un petit noir » et j’attendais que se rassemble le cercle de mes compagnons de café. La fréquentation d’un café peut devenir un vice, exactement comme la vodka. Pour un véritable habitué de ce genre de lieu, ne pas s’y rendre à une heure bien définie, c’est tout simplement comme tomber malade. J’avais, en très peu de temps, si bien pris cette manie que je laissai tomber toutes les autres occupations du soir, telles que le théâtre, le cinéma, la vie mondaine. Il faut préciser que les cafés varsoviens, et le Ziemiańska en particulier, ne ressemblaient pas aux autres cafés du monde : en venant de la rue, on avait l’impression, à cause de la chaleur et de la fumée, de pénétrer dans une purée de pois brûlante et l’on voyait surgir du néant des visages surprenants, des silhouettes gesticulantes, essayant de se faire entendre en hurlant dans le tumulte général.