En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies pour vous proposer des services adaptés à vos centres d’intérêts et réaliser des statistiques de visites

Mentions légales et conditions générales d'utilisation

Sidebar

Languages

Menu

assi

Jerzy Gombrowicz : Nos origines lituaniennes

Jerzy Gombrowicz : Nos origines lituaniennes


Les racines lituaniennes de la famille Gombrowicz.
Texte de Jerzy Szymkiewicz-Gombrowicz, frère de Witold. Traduction française de Suzanne Arlet, publiée dans le Cahier de l’Herne Gombrowicz, Paris, 1971.
Le manuscrit de Jerzy Gombrowicz Commentaire biographique de l’œuvre de Witold Gombrowicz, a été écrit à la demande de l’Institut d’études littéraires de l’Académie polonaise des sciences (IBL) où il est déposé dans les archives.

Extrait :



La famille Szymkowicz-Gombrowicz porte le blason Kosciesza Odmienna identique à la Croix de Lorraine. Elle est d’origine purement lituanienne. La racine « Gombr », celtique, est si éloignée de l’esprit des langues slaves, qu’elle fut souvent déformée en polonais. Dès l’origine des registres judiciaires à Troki, et à Upita en Lituanie du Nord (au XVIe siècle), les Gombrowicz y figurent en tant que seigneurs de Perenigole, plus tard connu sous le nom de Wysoki Dwór (Haut Manoir). C’est de cette époque que date la filiation ininterrompue des Gombrowicz, descendants d’Andrzej Szymkowicz-Gombrys, boyard royal, que les actes polonais désignent comme gentilhomme de sa majesté. La polonisation du nom lituanien Gombrys en Gombrowicz est à l’origine, chez ses descendants, de l’usage, exceptionnel en Pologne, du double nom patronymique, probablement afin de souligner le lien de parenté avec Jan Szymkowicz, maréchal du roi Sigismond-Auguste.
Au cours des quatre siècles d’union entre le Royaume de Pologne et le Grand-Duché de Lituanie, l’émigration de la noblesse polonaise de la Pologne ethnique, qu’on nommait « la Couronne », vers le Grand-Duché (ethniquement lituanien et ruthène), était constante. La noblesse lituanienne témoignait un mépris hautain à ces nouveaux-venus, originaires pour la plupart de petite noblesse, ayant quitté « la Couronne » pour chercher fortune sur les espaces plus vastes et moins peuplés des marches de l’Est. Si en Pologne le même nom patronymique était souvent porté par un grand nombre de familles nobles, bourgeoises ou paysannes, les noms lituaniens appartenaient d’habitude en propre à une seule famille, ce qui était pour la noblesse lituanienne une source d’orgueil et d’ambition. Je m’efforcerai de démontrer l’influence de cet orgueil sur Witold Gombrowicz qui fut dès sa plus tendre enfance nourri de tradition lituanienne, très accentuée chez nos parents.
Lorsque notre grand-père, Onufry Gombrowicz, quitta la Lituanie pour la province de Sandomierz en 1871, il y emporta une énorme caisse d’archives familiales. Plus de mille documents authentiques, actes juridiques, comptes, lettres remontant jusqu’au XVIe siècle — ce fut là pour Witold enfant une lecture passionnante qui stimulait son imagination. Aucun Gombrowicz avant grand-père n’avait quitté la Lituanie ni ne s’était établi en dehors du département de Troki. Ils n’ont jamais proliféré : nous ne trouvons pas plus de cinq ou six Gombrowicz par génération. Ces racines si fortes donnaient lieu à des mariages avec des cousines. Aucun Gombrowicz, à ma connaissance, n’a épousé une femme qui ne lui fut pas consanguine. Même celles dont les noms de jeune fille sont d’origine polonaise — une Rajecka et une Dambrowska — étaient parentes de leurs maris, la première par les Sienicki, l’autre par les Gintowt.
La noblesse de la Lituanie du Nord était très différente de la noblesse européenne occidentale. D’un côté, dans les familles considérables, comme la nôtre, l’éducation était en quelque sorte de rigueur, car on y devait, dès le XVIe siècle, parler couramment le polonais, le latin, le lituanien et le ruthène, avoir des notions juridiques et politiques. D’autre part, dans les querelles de voisinage, provoquées par des conflits parfois infimes, concernant les limites des propriétés, les héritages, ces nobles se comportaient avec la brutalité d’hommes primitifs. Le Grand-Duché de Lituanie n’a jamais été entièrement absorbé par l’aire de la culture polonaise. C’est un carrefour de civilisation et les hommes qui en sont originaires ont une plus grande malléabilité culturelle. Ne faut-il pas chercher, dans le particularisme de ces traditions familiales, l’origine de cet internationalisme, de ce manque d’un patriotisme courant qu’on a si souvent reprochés ici, et non sans raison, à Witold ?
Notre grand-père Onufry ne quittait pas son terroir de son propre gré. Partisan de l’abolition du servage, connu pour ses opinions libérales, il fut arrêté, avec plusieurs autres gentilhommes lituaniens, sur l’ordre du gouverneur russe de Wilno, dès l’explosion, en Pologne ethnique, de l’insurrection de janvier 1863. Accusé d’avoir préparé l’insurrection en Lituanie, il fut incarcéré dans la forteresse de Dynébourg et il y serait peut-être resté des années, si n’était intervenue en sa faveur une proche parente de sa femme, Marie Moukhanov, née comtesse Nesselrode, belle-fille du chancelier du Tsar, fort connue dans le monde parisien du Second Empire lors de son premier mariage avec le millionnaire grec Calergis. Libéré de prison, il fut d’abord exilé pendant quatre ans en Russie orientale et ensuite condamné en décembre 1865 à vendre ses domaines de Wysoki Dwór et de Lenogiry. Selon la loi d’exception, seuls des Russes de religion orthodoxe avaient le droit d’acheter les biens des Polonais patriotes condamnés à les vendre et souvent on n’en retirait qu’un dixième de la valeur.
Onufry Gombrowicz eut la chance d’avoir comme acquéreur un gentilhomme courlandais fort courtois, le comte Joseph Anrep Elmt, qui ne profita pas trop de la situation et avec qui il continua longuement, par la suite, à correspondre en français. N’ayant pas le droit d’acquérir un autre domaine sur le territoire du Grand-Duché, notre grand-père partit pour la Pologne. Mais, dans cette patrie nouvelle, pour laquelle il avait pourtant lutté et souffert en dehors de ses frontières ethniques, il se sentait totalement étranger. Craignant la ville comme le feu, il accepta avec joie l’invitation de parents de sa femme, les Geysztor, propriétaires de Kwieciszki et de Mejery, dans les environs de Suwałki confinant au district de Kowno, qui s’offraient de l’héberger jusqu’au jour d’un établissement définitif.
C’est là, le 28 octobre (le 9 novembre) 1868 qu’est né le fils si longtemps désiré, Jan Onufry, père de Witold.