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Gombrowicz : Une guerre sur deux fronts

Gombrowicz : Une guerre sur deux fronts


Witold Gombrowicz : Gombrowicz et le Polonais, dans le Cahier de l’Herne Gombrowicz, dir. Constantin Jelenski et Dominique de Roux, Paris, 1971.
La première partie Une lutte sur deux fronts a été écrite directement en français par Gombrowicz lui-même qui voulait le signer d’un pseudonyme. Après sa mort le texte a été revue et compléter par Olga Scherer.

Extrait :



Pourquoi donc était-il si peu connu en Pologne avant la guerre ? On est incliné à croire que c’est la faute presque exclusive de Wiadomosci Literackie (Nouvelles Littéraires), un hebdomadaire qui dominait alors la vie littéraire. Aucun doute que Grydzewski [1]était un rédacteur cultivé, doué et progressiste ; mais faire des campagnes pour « l’amour libre », appuyer la littérature brutale et réaliste d’un Unilowski ou le bon sens libéral d’un Boy Zelenski, c’était quand même plus facile que de découvrir la valeur d’un Gombrowicz.
Grydzewski n’a tout simplement rien compris et ses collaborateurs et conseillers encore moins. Dans une lettre à sa sœur datée de 1938, Gombrowicz consacre ces lignes à une conversation avec Jan Lechon, poète et attaché culturel à l’Ambassade polonaise à Paris : Il m’a donné rendez-vous dans un café, rue Bracka. Il m’a fait beaucoup d’éloges sur Ferdydurke, mais à la fin il a ajouté : « la faiblesse de Ferdydurke c’est cette ambiance de « fils à papa », ce roman se maintient loin de la vraie vie ». Je n’ai rien répondu.
Evidemment il y avait un abîme... La « réalité » en Pologne c’était alors, comme maintenant du reste, le problème social, la formation d’une Pologne nouvelle, etc. Les grimaces, les bouffonneries de Ferdydurke n’avaient pas l’air sérieux. Et Gombrowicz était sans doute trop ambitieux pour s’asseoir à la « table des artistes » au café Ziemanska, sans être reconnu dans toute sa valeur. Il avait sa propre table autour de laquelle se groupaient des poètes de province, des ratés, des graphomanes et quelques talents authentiques débutants. Là, il régnait en disant (selon sa propre expression) « des sottises ». Ses relations personnelles avec la puissante revue et les milieux littéraires étaient plutôt limitées.
En conséquence, Wiadomosci, qui consacrait bien souvent toute la première page à des comptes-rendus sur des écrivains assez médiocres, a signalé la parution du volume de contes et, plus tard, de Ferdydurke par des « critiques » pas trop longues ni trop en vue.
Ajoutons que les deux autres avant-gardistes polonais, aujourd’hui célèbres, Bruno Schulz et Stanislaw Witkiewicz,, n’ont pas eu plus de chance. Le rédacteur Grydzewski préférait décidément une littérature plus plate. Dommage ! Car sa revue pouvait beaucoup accélérer l’installation définitive de Gombrowicz dans les lettres polonaises ; et celles de Witkiewicz et de Schulz.
Pendant la guerre, comme on sait, Ferdydurke est devenu un livre de combat. Il passait de main à main. Certaines de ses expressions ont pénétré dans le langage quotidien. De cette façon, à travers la lutte, on entrait de plus en plus dans le monde ferdydurkien. Quant à son auteur, il était en Argentine, hors de la littérature, dépaysé.
C’est à peine en 1946, après la guerre, qu’il commence de nouveau à écrire.
Quelle est la situation ? En Pologne, il est écrivain connu et admiré, mais ses éditions sont épuisées et on a des soucis plus urgents que de le faire éditer. L’émigration polonaise très nombreuse et abondante en gens cultivés, écrivains, politiciens, scientifiques, se concentre surtout à Londres. Deux revues importantes satisfont les besoins intellectuels de ces gens : une, c’est Wiadomosci qui renaît à Londres sous la direction de Grydzewski ; l’autre,, c’est Kultura, à Paris, dirigée par Jerzy Giedroyc, un rédacteur de talent, doué d’une puissance de travail remarquable. Les deux naturellement, en polonais. Tirage : environ dix mille exemplaires qui s’en vont à tous les confins de la terre où se trouvent des réfugiés polonais, en Australie, comme à New York.
Gombrowicz voulait, après la guerre, entrer en relation avec Wiadomosci. Il publie là-bas son conte Le Banquet, qu’il venait d’écrire. Mais cela n’a pas marché. Grydzewski était puriste et avait la manie de corriger le langage de ses collaborateurs, pas toujours d’une façon heureuse et cela irritait grandement Gombrowicz. Humberto Rodriguez Tomeu, son ami cubain, raconte qu’il lui a dit un jour : Mais qu’est-ce qu’il s’imagine cet employé de la littérature ? Je déteste les revues ! Savez-vous ce qui m’est arrivé avec Grydzewski avant la guerre quand j’étais encore jeune écrivain ? Il m’appelle au téléphone, on me cherche, je prends l’appareil. Une voix furieuse : « Pourquoi faut-il vous attendre si longuement ? » J’ai répondu : « Toutes mes excuses, Monsieur le rédacteur, j’étais au petit coin, très occupé. Et je dois y retourner, c’est urgent. Au revoirl »
Cette anecdote montre que ses relations avec Grydzewski étaient déjà tendues à cette époque. Les corrections du Banquet ont dû rappeler à notre écrivain cette tyrannie qui n’a pas diminué. Gombrowicz a envoyé aussi à Wiadomosci un fragment de son nouveau roman Trans-Atlantique, mais Grydzewski a eu peur de publier un texte si provoquant, il refusa. C’est alors que Gombrowicz se dirigea vers l’autre revue, Kultura, qui l’accueillit bien en lui donnant toute la liberté qui lui était nécessaire. C’est ainsi que son Journal a commencé à paraître dans Kultura ; c’était en 1952. Et c’est Kultura (qui est aussi une maison d’édition) qui a édité ses deux nouveaux ouvrages : le roman Trans-Atlantique et le drame Le Mariage.


[1] Mieczylaw Grydzewski est mort à Londres en 1969.