Dominique de Roux (1935-1977)
Dominique de Roux est né dans une famille de la noblesse languedocienne proche des milieux monarchistes (son grand-père, Marie de Roux, a été l’avocat de Charles Maurras et de l’Action française).
En 1960, il publie son premier roman, Mademoiselle Anicet, et fonde sa revue L’Herne qui sera celle des Cahiers de l’Herne, une collection de monographies librement consacrées à des figures méconnues ou maudites de la littérature, comprenant des articles, des documents, et des textes inédits.
Après des volumes consacrés à René-Guy Cadou (1961) et Georges Bernanos (1962), ce sont surtout les cahiers concernant Borges, Céline, Pound, Gombrowicz et Jouve, qu’il dirige personnellement, ainsi que ceux consacrés à Burroughs-Pélieu-Kaufman, Michaux, Ungaretti, H. P. Lovecraft, Alexandre Soljenitsyne, Julien Gracq, Dostoïevski, Karl Kraus, Gustav Meyrink, Arthur Koestler et Raymond Abellio qui imposent L’Herne sur la scène littéraire française.
En 1966, la parution de son essai La Mort de L.-F. Céline inaugure la maison qu’il fonde la même année avec Christian Bourgois, sous le nom de ce dernier.
Parallèlement, L’Herne ajoute à ses activités l’édition proprement dite. À trente ans à peine, il compte parmi les personnalités en vue de la littérature française, omniprésent et âpre à la polémique, notamment contre le groupe « Tel Quel ».
Son écoute des poètes et des écrivains de la « beat generation » (en particulier Claude Pélieu, Allen Ginsberg et Bob Kaufman) et surtout sa rencontre avec Witold Gombrowicz, à qui il consacre également un essai et un livre d’entretiens, lui révèlent pourtant la possibilité d’un retrait par rapport à l’agitation parisienne. Deux événements décisifs et traumatisants le décident à partir : la censure de son recueil d’aphorismes Immédiatement (1971) à la demande de Roland Barthes (traité de « bergère ») et de Maurice Genevoix (présenté comme un « écrivain pour mulots ») et la prise de contrôle des éditions de l’Herne par Constantin Tacou à la faveur de manœuvres financières.
Dominique de Roux commence alors une vie d’errance et se réfugie à Lisbonne, puis Genève. C’est dans ces conditions qu’il animera sa nouvelle revue Exil et lancera ses nouveaux cahiers, les Dossiers H, aux Éditions L’Âge d’Homme. Il publie plusieurs pamphlets et se consacre au journalisme écrit et télévisuel, notamment comme correspondant et envoyé spécial dans le monde portugais au bord de l’implosion et en proie à la guerre dans ses colonies (Guinée-Bissau, Angola, Mozambique).
En avril 1974, au moment de la Révolution des Œillets, il est le seul journaliste français présent à Lisbonne, et probablement l’un des étrangers ayant l’accès le plus direct au général Spinola. Il consacre ensuite plusieurs années à seconder l’opposant angolais Jonas Savimbi auprès de la presse internationale et des chancelleries. Il le conseille également dans la conduite de sa guerilla. Cette contribution à l’histoire de son temps donne une impulsion à sa dernière œuvre : Le Cinquième Empire, qui paraît quinze jours avant sa mort subite, à l’âge de quarante deux ans, d’une crise cardiaque liée au syndrome de Marfan. Ces romans : La Jeune fille au ballon rouge et Le Livre nègre seront publiés après sa mort.
Dominique de Roux et Witold Gombrowicz
Dominque de Roux est co-auteur du livre d’entretiens avec Gombrowicz intitulé Testament. Entretiens avec Dominique de Roux. Il a aussi contribué à la naissance des textes qui composent Cours de philosophie en six heures un quart.
Il a aussi co-dirigé avec Constantin Jelenski le numéro monographique Gombrowicz des Cahiers de l’Herne, paru à Paris en 1971.
Une lettre de Dominique de Roux à Witold Gombrowicz
15 mars 1968
Mon cher Witold,
Un seul acte à faire, vous lire. C’est ce que je disais aux étudiants de l’Ouest, ici à Berlin, alors qu’ils font cuire une sinistre et rapetissante révolte. Je viens de passer trois jours à circuler dans les groupes de l’extrême gauche allemande brassant un luthérianisme héliogabalesque. Jamais la notion de votre œuvre ne m’a paru plus importante comme seul moyen de supprimer la formidable prise de possession du passé sur nous. Ce Marx aux mille bras populaciens qui engendre en Europe des révolutionnaires livresques parmi le bruit de leurs carrosses, verrouille toute liberté, toute approche de grandeur. Et pour aboutir à quoi en plus ; passé la trentaine, aux échines des marchands. Je pense trouver à mon retour lundi la fin des Entretiens traduits. Il me manquait encore 3 chapitres. Ce qui me permettrait de venir vers le 23 mars. Affection, sans oublier la chère Rita.
Dominique.
Une lettre de Gombrowicz à de Roux
21 avril 1968
Mon cher Dominique,
Eh bien, j’attendais en tremblant le choc de votre esprit apocalyptique avec l’esprit plutôt campagnard des Entretiens. Mais tout s’arrange parfaitement ! Votre texte vibrant, d’une intensité remarquable, est l’antidote nécessaire pour le ton que j’ai adopté. Il donne une perspective différente. Mais,attention !
1) II faut le relationner bien avec mon ton.
2) II y a parfois des différences trop évidentes entre mon interprétation et la vôtre.
Je me suis mis à corriger votre préface. Et j’ai vu qu’avec de petites corrections par-ci, par-là, on arrive à l’adapter très bien autant à mon œuvre qu’à ce que je dis dans les Entretiens. En lui laissant toute autonomie nécessaire. Je pense que vous ne serez pas choqué par ce procédé, je l’adapte pour me faire mieux comprendre puisque nous ne pouvons pas le discuter à la distance qui nous sépare.
Atention ! Mon français n’est pas parfait, mais ces corrections sont très précises et, il me semble, nécessaires. Méditez-les bien et conservez-les toutes, voilà mon conseil paternel. Si vous le faites, nous arriverons à un résultat excellent. J’étais étonné en voyant comme le changement d’un mot ou l’élimination d’une phrase vous approche de moi.
Naturellement vous pouvez le rédiger à votre façon, mais essayez de les changer le moins possible.
Mon cher, c’est une belle préface et profonde qui se maintient à un niveau supérieur du commencement jusqu’à la fin, de sorte que je vous remercie !
Votre
Witold.
Le pot au noir, témoignage de Dominque de Roux après la mort de Witold Gombrowicz, Cahier de l’Herne Gombrowicz, 1971.
Extrait :
« Moi, mon cher, voyez-vous, je perds mes ambitions comme certains vieillards perdent leurs dents, les choses ne m’intéressent plus sous l’angle de leur impact personnel. D’ailleurs, tout va ensemble : aujourd’hui, toutes les possibilités d’expansion, toutes les directions d’être des choses engagées dans le monde se trouvent, en réalité, et si l’on regarde sans les voiles illusoires du mensonge qui nous fait vivre, ou plutôt survivre à l’approche de la grande nuit, — comme fermées, comme bloquées d’avance, sauf peut-être pour certaines interrogations spirituelles se suffisant à elles-mêmes. De sorte que l’on se sent un peu un pied en dehors, quoi qu’il en soit. Ce qui, je puis vous le garantir, ne m’effraie aucunement. Alors, que dire encore,absolument normal ainsi, et c’est là que le courant viendra tout emporter, d’un seul coup. L’on en sera, l’on n’en sera pas, qu’importe. »
II me parlait ainsi et, dans chacune de ses paroles, il était une eau profonde. Claquemuré au dernier étage de la Résidence, au bord d’une terrasse circulaire, seul son regard se promenait sur le monde de pinèdes, de haut en large, et tant de jours fixés sur ces pentes à la même place. Comme le Grand Maître des Assassins dans sa forteresse interdite d’Alamout, il ne vivait plus que dans sa méditation, il ne vivait plus que de sa seule méditation. Et, parfois, son visage attentif essayait de situer Vence, incendie de forêts, pyrogénies, à travers les données immobiles de son impitoyable retour vers l’intérieur, vers le réduit pacifié de son plus grand repos.
Il n’avait pourtant guère changé depuis ma première visite — juillet 1967 — où respirant, expirant, il n’était déjà plus qu’une force spirituelle, un prisme vivant, sans aucun rapport avec son état maladif et qui projetait sur tout un éclairage différent, avec ses lenteurs, peut-on dire, dues à la fatigue, mais qu’importe. S’il se passionnait, c’était souvent pour des choses qui lui étaient extérieures, étonnante, vraiment étonnante solitude. Enfin installé commodément, il ne pouvait guère profiter des avantages d’une région de civilisation tranquille, et il me confiait, avec, peut-être, une très secrète désespérance, que transporté en Italie, en Espagne il ne verrait encore rien d’autre, par la fenêtre, que le point de vue de ses amis, de ceux qui le tiennent.
La douleur qui brûle et purifie plus que la vieillesse avivait ainsi sa lucidité, portant le témoin à son plus haut niveau d’utilisation. C’est par rigueur qu’il voulut écrire les Entretiens, et non les dire devant le magnétophone, « comme un zombie ». Il accepta de suivre la grille de mon projet, modifié au fur et à mesure que, s’appuyant sur une question, il me permettait de l’incliner à me suivre, toujours surpris de découvrir que dans la littérature il pouvait encore parler en son nom propre, surtout s’il trouvait exagéré de dire ouvertement qu’il avait, que nous avions raison, que l’on risquait, soudain, de nous trouver dans le vrai, face à la vérité vivante et nue. Dans ce sens, et ne cherchant pas le moins du monde à changer la culture ni à sacrifier au dévalement catastrophique de l’histoire, il se sentait fort, sûr de lui-même et de sa grande science de la nonchalance du monde. Il disait, lui, ce qu’il avait à dire, ce qu’il savait, lui, de la réalité privée de sa vie. Quand il écrivit sur Dante, il choqua et s’attira les foudres d’un Ungaretti, qui l’insulta par télégramme. Si peu d’importance, pour lui, les corsages de ces prophètes arrivés de longue date, marinés et momifiés dans le mystère subalterne de leur réussite et de leurs impudeurs hargneuses. Gombrowicz était libre, jusqu’à l’extase, de sa propre liberté intérieure, et toujours disponible d’agir en conséquence : « Chez moi, dans ma maison, j’ai le droit de le dire. »