En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies pour vous proposer des services adaptés à vos centres d’intérêts et réaliser des statistiques de visites

Mentions légales et conditions générales d'utilisation

Sidebar

Languages

Menu

assi

Imbert : Le tiers

Francis Imbert : Le tiers


Francis Imbert : Witold Gombrowicz ou les aventures de l’interhumain, éd. L’Harmattan, Paris, 2009. Chapitre Le tiers.

Extrait :



Emprise de la forme. Puissance de la « symétrie » : le traditionalisme de l’un entraîne le modernisme de l’autre. Et inversement. Pas l’un sans l’autre. Comme les deux pôles de l’aimant - le négatif et le positif. Est-ce le positif qui attire le négatif ? ou le négatif le positif ? La question de savoir qui enclenchait le processus s’avérait « plutôt vaine et sans grand sens » [1]. Entre le « pédagogue à principes, aux idées surannées » et l’« adolescente débridée », la relation -l’attirance - fonctionne parfaitement. Relation, d’où Jojo se trouve exclu : « Je souffrais terriblement de voir ces deux êtres se compléter, s’harmoniser, composer une petite symphonie, créer ensemble une sorte de piquant poème jeune-vieux [...]. »
Ainsi, le « pédant » « s’arrangeait pour jouir de la moderne lycéenne grâce au contraste et en vertu de l’antithèse [...] ». Chacun se voyait « stimulé » en lui-même par l’autre. Jojo à son tour se trouve pris dans l’« antithèse » avec la lycéenne, mais précisément, ce n’est pas ce qu’il désire : ce n’est pas « démodé » mais bien « moderne » qu’il désirait paraître. Peut-on échapper à l’antithèse ?
Trois pages plus loin, au beau milieu du roman, quelques lignes sur l’impossibilité de briser la dépendance, les pièges de la relation duelle, dès lors qu’aucun « tiers » n’intervient : « Pouvait-on s’arracher par ses propres forces à quelqu’un si l’on ne possédait rien en dehors de lui, aucun appui, aucun contact autre que lui, si l’on était complètement dominé par son style ? Non, impossible, c’était exclu. A moins qu’une tierce personne ne m’aidât un peu en me tendant ne serait-ce qu’un doigt ? » (Lacan, le 8 juillet 1953 : « Toute relation à deux est toujours marquée à l’ordre de l’imaginaire, et pour qu’une relation prenne sa valeur symbolique, il faut qu’il y ait médiation d’un tiers personnage qui réalise, par rapport au sujet, l’élément transcendant. Grâce à quoi son rapport à l’objet peut être soutenu à une certaine distance [2] »).
Notons dès à présent que c’est sur l’appel à ce tiers, sa capacité à introduire distance, séparation, dénouement des couplages propres au « registre imaginaire » que le texte s’achèvera : « Oh, une tierce personne ! Au secours, au secours ! ». En cause, la défaillance du « registre symbolique ». Les choses se passent comme dans le cas du mot de passe dont il faut pouvoir disposer faute de quoi rien ne passe : dans un cas ça ouvre, dans l’autre pas d’issue.
A propos de la question du tiers je reviendrai sur Martin Buber. Le quatrième chapitre de la deuxième partie de Le problème de l’homme celui sur lequel Gombrowicz se penche, met en question la « fausse alternative qui a envahi toute la pensée de l’époque : l’alternative qui a nom "individualisme ou collectivisme" ». A cette alternative Buber oppose ce qu’il désigne comme « l’authentique Tiers ». « Le fait fondamental de l’existence humaine n’est ni l’individu comme tel, ni le tous-ensemble comme tel [...] Le fait fondamental de l’existence humaine est l’homme-avec-l’homme. » Soit la « sphère de l’"Entre-deux" » : « là où un être voit dans l’autre son altérité, voit en lui cet autre être, bien déterminé, afin de communiquer avec lui dans une sphère qui leur soit commune, mais qui dépasse les domaines particuliers de l’un comme de l’autre. » Seule la dimension de cet authentique Tiers peut « contribuer à rendre au genre humain l’authenticité de la personne et à fonder une authentique communauté. » La « vivante relation » qu’elle sous-tend vient lever les effets symétriques de clôture de l’individualisme et du collectivisme modernes. Peut-être Gombrowicz aurait-il pu alors indiquer à Buber que cette question du tiers, posée à propos des impasses de la relation à l’autre, constituait un axe crucial de son roman Ferdydurke...
Au début du Journal de 1953 Gombrowicz réitérera sa reconnaissance de Buber comme l’auteur qui a su à la fois repérer la fin de la « philosophie individuelle, en vigueur jusqu’à nos jours » et annoncer la faillite de la « philosophie collective ». « Ce n’est que sur le cadavre de toutes ces visions du monde, précise Gombrowicz, que pourra naître une troisième vision : l’homme en rapport avec un autre homme, et concret - moi en rapport avec toi, avec lui... »
Reste que ce moi en rapport avec toi n’a de cesse de se trouver confronté aux emballements duels propres à l’inertie imaginaire qui parasite la dimension de l’interhumain. D’où résulte que cette troisième vision appelle plus que jamais la mobilisation du registre symbolique tiers - ses enjeux de séparation, de démêlement, de partage et d’alliance ; ou autrement dit, la loi qui inter-dit parasitage, fusion-confusion, violence mortifère.


[1] Ferdydurke

[2] « Le symbolique, l’imaginaire et le réel », Lignes reprises dans le rapport de Rome rédigé la même année, « Fonction et champ de la parole », in Écrits, Seuil, 1966.