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Zdziechowski : Au café Ziemianska

Zdziechowski : Au café Ziemianska


Paweł Zdziechowski : Un roc immuable, témoignage écrit en 1967, dans Cahier de l’Herne Gombrowicz, dir. Constantin Jelenski et Dominique de Roux, Paris, 1971.

Extrait :



Je ne sais comment était Gombrowicz enfant ou adolescent. Je l’ai vu pour la première fois au moment où il avait dépassé la trentaine. Il m’a traité tout de suite de haut. C’était facile : j’étais son cadet de plus de dix ans. Mais je ne lui en voulais pas. On lui pardonnait tout, car il avait l’allure et les dons d’un chef : une intelligence cassante, agressive, un sarcasme mordant à l’égard de l’adversaire, une étonnante connaissance des faiblesses humaines, un profil d’empereur romain. A l’époque nous avions l’habitude (encore !) de nous rencontrer — un groupe de jeunes écrivains, poètes, peintres, critiques littéraires — dans le café « Ziemiańska » à Varsovie. Voici quelques noms de ses clients assidus : Paweł Hertz, Zuzanna Ginczanka, Andrzej Nowicki, Bruno Schulz, Stanisław Piętak, Jerzy Andrzejewski, Adolf Rudnicki, Stefan Otwinowski... Nos réunions étaient présidées au sens strict du mot par Gombrowicz. C’était lui le chef d’orchestre. Nous, les instruments dociles, nous suivions fidèlement les mouvements de sa baguette. Et l’œuvre que nous faisait exécuter tous les jours, inlassablement, ce diable de bonhomme était pour le moins surprenante. Pas question, dans les sujets de nos conversations qu’il nous imposait, de grands thèmes actuels ou éternels relevant de l’art, de la littérature, de la philosophie, de la politique. Une discussion sur un tel sujet serait trop simple, trop banale, trop fastidieuse à la longue. Notre maître de l’époque adorait, chérissait, n’appréciait qu’un « jeu de société » : l’analyse impitoyable de l’un de nous faite en présence des autres et par tous les autres.
Les séances de chaque jour commençaient évidemment par une provocation cinglante — une histoire, un fait inventé de toutes pièces, apparemment absurde, mais somme toute possible. Gombrowicz n’avait pas là d’égal. Tourné vers la victime, le visage bienveillant, des étincelles malicieuses dans les yeux, il lançait : Eh bien, mon ami, on m’a raconté qu’hier vous avez traité M. X., ici présent, d’imbécile — et ceci, dois-je ajouter, derrière son dos... La victime rougissait, le prétendu insulté ouvrait de grands yeux, Gombrowicz jubilait. Que pouvait faire le bouc émissaire après une pareille entrée en matière ? Hausser les épaules, tenter de changer le sujet de conversation, garder le silence ? Non, pris au piège, il protestait immanquablement de son innocence. Et cela suffisait pour déclencher le processus de la mise à nu de l’infortuné.
Pourquoi ces séances, quel plaisir en tirions-nous, pourquoi les acceptions-nous ? Afin de répondre à ces questions il convient de faire une distinction : d’une part il y avait nous, de l’autre Gombrowicz. Nous d’abord. Nous savions qu’il s’agissait d’un jeu. Celui-ci devenait insupportable lorsqu’on faisait office de victime et prenait l’aspect de revanche quand un autre était en but à l’attaque. Un engrenage impitoyable. Pour avoir droit à la revanche, il fallait souffrir. Mais disons tout de suite que dans nos assauts il n’y avait ni hargne, ni malveillance. La séance terminée, on se quittait plus amis que jamais.
Et Gombrowicz ? Là, le problème paraissait plus compliqué. Il était compliqué du fait que notre maître se refusait d’admettre le principe que lui aussi pouvait faire l’objet d’une analyse. Intouchable, il planait au-dessus des autres et, les dominant grâce à cette exemption, assouvissait sa soif de suprématie. Il nous avait imposé sa loi et nous l’avions acceptée docilement. Mais puisque intouchable, à l’abri de toute souffrance, il n’agissait pas sous le coup du mobile de revanche et ne pouvait justifier par lui son action. Son mobile relevait d’un autre domaine. Si Gombrowicz se complaisait dans la vivisection, il la pratiquait non seulement pour enrichir théoriquement ses connaissances de la nature humaine, mais aussi pour éprouver — et ceci avant tout — la résistance psychologique de l’homme, autrement dit pour découvrir sa vulnérabilité. Son jeu avait donc un but précis : situer les points vulnérables de chacun de nous, les définir, mesurer leur importance. Les connaissant intimement, dans le moindre détail, il pouvait — lui l’intouchable et le non-démasqué — s’assurer la suprématie sans rencontrer l’ombre d’une opposition. Un subtil jeu psychologique nous transformait en un troupeau soumis.
Mais Gombrowicz s’adonnait avec passion à l’analyse psychologique publique pour une autre raison encore. Il s’en servait afin de confronter à chaque fois la vulnérabilité de la victime avec la sienne. Vérification enivrante et riche en enseignements. Ainsi les séances, en cessant d’être une tentative de connaître plus ou moins théoriquement l’homme, se déplaçaient sur le terrain d’une expérience personnelle qui permettait de tirer des conclusions concrètes, applicables dans la vie courante. Gombrowicz en se mesurant avec les autres s’apercevait en effet que dans un certain sens il était bien supérieur à ses semblables : il les dominait par l’ampleur de sa vulnérabilité.