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Goldmann : Le théâtre de Gombrowicz

Goldmann : Le théâtre de Gombrowicz


Lucien Goldmann : Le théâtre de Gombrowicz, texte écrit en mai 1967, se trouve dans Structures mentales et création culturelle, éd. 10/18, 1974.
Le portrait de Lucien Goldmann par Gombrowicz dans son Journal, 1965.

Extraits :


_Il n’est pas besoin, nous semble-t-il, d’une analyse particulièrement profonde pour mettre en lumière l’homologie avec les événements politiques. La menace de guerre au-dehors, le repliement sur soi-même, le procès de l’opposition à laquelle on a demandé de se prêter à une cérémonie soi-disant nécessaire pour assurer l’unité du pays et qui, en s’y prêtant, s’est effectivement suicidée [1], et l’aboutissement dans la perspective de Gombrowicz : la toute-puissance de l’exécutif qui a historiquement supprimé l’Histoire, l’autodestruction vers laquelle s’oriente l’univers entier de la pièce par l’action, incompréhensible aux acteurs mêmes, d’une force obscure venue « d’en bas » dont l’Ivrogne, tout autant que le dictateur, sont les prêtres. Enfin l’affirmation que peut-être, un jour, très loin, ces événements auront un sens et seront vus « dans leur plus grande hauteur », mais que pour l’instant personne ne pourrait leur donner une signification ni même les comprendre.
Il serait difficile, pour quelqu’un qui ignore le polonais et ne saurait analyser qu’une traduction, de dépasser une analyse globale du signifié. Nous terminerons donc cette étude en signalant seulement deux problèmes :
a) Celui du processus psychique et intellectuel à travers lequel une expérience sociale structure une œuvre.
Dans un autre article consacré au théâtre de Genet [2], nous avons montré à quel point un processus analogue à celui qui a engendré Le Mariage s’est produit dans la rédaction du Balcon, et à quel point les deux pièces sont à la fois apparentées par la transposition des processus historiques, et différentes dans la mesure où ces processus se sont déroulés de manière opposée respectivement en Europe occidentale et en Europe orientale et centrale.
Bien entendu, il peut s’agir, dans une certaine mesure, de transpositions conscientes. Rien ne nous autorise cependant à penser, et même à admettre comme probable, que ce soit entièrement le cas. Il est bien plus vraisemblable que nous soyons, dans une mesure plus ou moins grande (et il sera toujours difficile dans l’analyse d’une œuvre littéraire de savoir jusqu’à quel point c’est le cas), devant des transpositions non conscientes qui se font par l’intermédiaire de ce que nous avons appelé les structures mentales. Or, si on admet que c’est le cas, l’analyse du Balcon et du Mariage pose, par rapport aux autres analyses sociologiques, le problème à un niveau autrement complexe. Que la structure statique d’une vision du monde au niveau de la cohérence soit en effet transposée de la perception collective de la réalité empirique où elle n’est qu’à l’état de tendance à la création imaginaire d’un univers littéraire ou artistique, c’est une constatation avec laquelle aussi bien la recherche sociologique que la critique littéraire se familiarisent de plus en plus. Le processus de transposition commence en moins énigmatique.
Que l’expérience d’une transformation historique, par contre, c’est-à-dire une expérience dynamique et génétique, puisse donner lieu à un schème non conscient susceptible d’une transposition littéraire, c’est un fait que, jusqu’ici, les recherches de sociologie littéraire ont rencontré bien plus rarement. Dans nos propres recherches, nous l’avons mis en lumière, en dehors des deux cas sus mentionnés, dans l’acte IV du Faust de Goethe [3] et, avec une fonction beaucoup moins centrale, à l’intérieur de l’œuvre et, en tout cas, de manière beaucoup moins certaine, dans deux pièces de Racine : Mithridate et Iphigénie [4].
Quel est, cependant, le rapport entre les deux types de transposition ? S’agit-il de processus analogues ou essentiellement différents ? La conscience joue-t-elle, comme nous serions enclins à le penser, un rôle beaucoup plus important dans le cas du schème historique ? Ce sont là des questions importantes auxquelles il nous semble difficile de répondre dès maintenant.
b) Un autre problème que nous voudrions soulever en terminant cette étude est celui de la réception des deux pièces de Gombrowicz par la critique parisienne. Il est fort probable qu’en 1945 ou 1946 la transposition de l’expérience historico-politique aurait été saisie sans difficulté par la plupart des critiques. En 1964 et 1965, presque aucun critique ne l’a entrevue. Création poétique sans signification ni cohérence précise, importance du travesti pour Genet, délire baroque et grotesque, complexe d’Œdipe pour Gombrowicz, ce sont là les clés d’interprétation vers lesquelles se sont orientés spontanément les critiques [5].



 Le portait de Lucien Goldmann dans le Journal (1965) de Witold Gombrowicz : 

Le professeur Lucien Goldmann. Carré d’épaules, avec une cage thoracique de gladiateur, fendant l’air un peu comme un camion ou plutôt comme un navire de trente mille tonnes. Il a assisté à la première du Mariage au théâtre Récamier, a pris part aux discussions, expliquant à droite et à gauche aux gens où était tout le secret de la pièce, et pour finir il a publié un article dans France Observateur, intitulé « La critique n’a rien compris », où il a donné sa propre interprétation de la pièce. Le début était prometteur. Le Mariage, à son avis, se rapporte très précisément aux cataclysmes historiques de notre temps, c’est la « chronique de l’histoire atteinte de folie », l’action du Mariage est une parodie grotesque d’événements réels. Mais après ? De l’Ivrogne, Goldmann a fait le peuple révolté, de la fiancée d’Henri : la nation, du Roi : l’État, de moi-même : un « gentilhomme polonais » qui a enclos dans ces symboles un drame historique. J’ai risqué une timide protestation, d’accord, je ne le nie pas, Le Mariage, est une version démente d’une histoire démente, dans le déroulement onirique, titubant de son action se reflète le fantastique du processus historique, mais que Mania soit la nation et le Père l’État... ? Peine perdue ! monsieur Goldmann, professeur, critique, marxiste et carré d’épaules, a décrété que moi, je ne savais pas, mais que lui savait ! Impérialisme enragé du marxisme ! Cette doctrine leur sert à assaillir les gens ! Goldmann, armé de la foudre marxiste, était le sujet — moi, privé de marxisme, j’étais l’objet — il y avait là quelques témoins de notre discussion, qui ne s’étonnaient pas le moins du monde de voir Goldmann penser pour moi et non l’inverse.



Lucien Goldmann : Le théâtre de Gombrowicz, texte écrit en mai 1967, se trouve dans Structures mentales et création culturelle, éd. 10/18, 1974.
Le portrait de Lucien Goldmann par Gombrowicz dans son Journal, 1965.



[1] Déjà, dans les Noyers de l’Altenburg, Malraux a caractérisé, pour transposer les mêmes événements, le comportement de l’opposition comme un suicide. (Cf. L. Goldmann, Pour une sociologie du roman, coll. « dées », Gallimard, 1966,)

[2] Voir « Le théâtre de Genet. Essai d’étude sociologique », in Structures mentales et création culturelle, éd.10/18, 1974

[3] Recherches dialectiques, Gallimard, 1959.

[4] Le Dieu caché - Appendice, Gallimard, 1956.

[5] Lors d’un compte rendu de la représentation du Mariage au Théâtre Récamier en 1964, nous relevions les commentaires suivants dans la critique parisienne : « incohérence démentielle », « ténèbres lustrées », « genre nébuleux, abscons, loufoque, divaguant », « soirée baroque... grandguignolesque et délirante », « pièce inaudible et inregardable... sans trouvaille, sans astuce et sans but », « évasion du réalisme ».