Marganski : La découverte du Midi
Janusz Margański : Le Nord, le Midi et le texte dans Witold Gombrowicz entre L’Europe et l’Amérique, dir. Marek Tomaszewski, éd. Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2007.
Extrait :
Gombrowicz a assez tôt orienté la carte de ses désirs. Quand, en 1927, il alla à Paris, il pensait sûrement suivre le chemin des artistes européens pour qui, depuis les temps de Baudelaire, Paris était devenue la capitale du monde.
Pourtant, ce n’est pas Paris qui allait devenir le but de son voyage, ni plus tard la source de souvenirs mystérieux aussi saisissants qu’intimes. « Lors du séjour que je fis à Paris pour mes études, en 1928, comme vous le savez, je ne visitais rien, je ne m’intéressais à rien, et mes journées se limitaient à vrai dire à marcher en badaud sur les pavés parisiens. Pour tuer le temps. Quand j’en parle ici à des Argentins qui mettent des sous de côté pendant des années pour pouvoir s’offrir un pèlerinage dans la Ville Lumière, ils grincent des dents », avoue l’écrivain dans Souvenirs de Pologne. Sans nous lancer dans l’analyse de la guerre que Gombrowicz a dès le début déclarée à Paris, contre tous et également contre son gré, disons d’emblée que l’écrivain a très vite abandonné ses études à l’Institut des Hautes Etudes Internationales et qu’il a aussitôt pris la route pour le Midi de la France.
C’est ainsi que je me retrouvai une nuit dans un train qui m’emportait vers le département des Pyrénées orientales, à un pas de l’Espagne, là où les Pyrénées se jettent dans la Méditerranée. J’entreprenais ce voyage avec l’esprit bouillonnant, plein des ferments accumulés pendant mon séjour à Paris et, cette nuit-là, la chose devint claire et évidente à mes yeux : je serais artiste, écrivain. En m’enfonçant dans cette nuit, j’avais l’impression de plonger dans mon propre avenir. Il ne m’arriva rien d’extraordinaire pendant ce voyage (il ne m’arrive jamais rien de manière générale) et pourtant, aujourd’hui encore, quand j’ai l’occasion de passer la nuit dans un train et que je vois défiler derrière la vitre de mystérieuses lumières et des formes inexplicables, je retrouve, intacte, l’impression très forte de pressentiments si intenses qu’ils avoisinaient l’évidence.
Souvenirs de Pologne |
[…]La singularité de la découverte faite par Gombrowicz lors de son premier voyage en France réside dans la reconnaissance de la topographie dans la géographie. L’écrivain se réfère d’abord aux catégories géographiques, pour ensuite négliger ouvertement celles-ci et les traiter comme des catégories culturelles. Cette manœuvre est répétée à maintes reprises : en décrivant son éloignement sud-américain, il rapproche les lecteurs de son Journal de ses Pérégrinations argentines et commente son retour en Europe. Mais cette manoeuvre n’est pas un simple changement de code. Elle prend forme dans une motivation profonde qui écarte les éventuelles objections de l’arbitraire. En outre, elle permet au syndrome du Midi de s’exprimer avec une force révélatrice : « [...] le Midi s’est révélé à ma nature nordique », avoue Gombrowicz dans Entretiens avec Dominique de Roux, et, tout de suite, il ajoute :
Et je l’ai salué avec joie, avec soulagement, avec espérance, non pas comme quelque chose de précieux en soi, mais comme un nouveau principe qui apporte une possibilité nouvelle. N’est-ce pas pour cela, n’est-ce pas par rapport à cela que ma vie, plus tard, s’est choisi l’Argentine, est-ce que l’Argentine n’y était pas déjà enclose ? Je deviens mystique quand je me penche sur ma vie.
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Comment se présente cette motivation ?
Gombrowicz a une vue singulière du monde. En esquissant les portraits des habitants des pays où il a séjourné, il établit sans cesse des liens entre leurs vertus (et leurs vices) et les lieux qu’ils habitent, la géographie. Il disserte volontiers sur le caractère national et il qualifie à grands traits des nations entières. L’« Anglais » chez Gombrowicz possède telles et telles caractéristiques, le Français est ainsi, et l’Allemand est encore différent, etc. Toutes ces appellations témoignent de la morgue et de l’arrogante indépendance d’esprit propre aux Sarmates polonais. On y retrouve également une vision intégrale du monde dont les catégories géographiques ou plutôt topographiques coïncident avec les catégories psychologiques ou anthropologiques. Tandis que ces dernières renvoient à une mentalité concrète, largement décrite et précise, les premières indiquent un endroit concret sur la carte. De telles formulations se retrouvent aussi bien chez Théophraste que chez La Bruyère, son disciple tardif. Mais également chez les auteurs Polonais comme Pasek, Sienkiewicz ou Mickiewicz.
La métonymie (je ne sais pas si on peut vraiment appeler cela une métonymie), dont se servent ces auteurs, renvoie à l’ordre du monde et constitue elle-même l’une des techniques de la mise en ordre du savoir qui le concerne. Et ce n’est que dans ce contexte-là que la phrase « Le Midi s’est révélé à ma nature nordique » devient compréhensible pour nous ; tel était bien le sens que Gombrowicz voulait lui conférer.
Sur la carte tracée d’après ce schéma, le Midi, perçu à travers le regard d’un habitant du Nord, constitue une forme marquée d’opposition. Il représente donc un terrain d’altérité, et ce qui en résulte exprime parfois une poursuite acharnée de l’altérité ainsi que le désir de reconnaissances radicales puisque elles sont associées à ce qui, encore dans la philosophie de Fichte, s’enfermait dans le champ du « non-moi ». Il est facile de s’imaginer ce que pouvait signifier pour Gombrowicz l’éblouissement suscité par le Midi.
Je me souviens très bien que [...] pour la première fois [...] la surface immobile et étincelante de la mare latine se révéla à moi d’un coup, comme si un rideau venait de se lever. Ce que n’avaient pas réussi à faire toutes les cathédrales et les musées de Paris, ce ruban de route vertigineux, qui piquait droit sur la mer, le fit : je compris soudain le Sud, la France, l’Italie, Rome et mille autres choses, tout cela me devint pour la première fois précieux - à moi qui avais toujours considéré les bruns comme un type humain inférieur. La blancheur de ces pierres, le gris noble, cendré, des platanes, l’azur devant nous et au-dessus de nous, la netteté des lignes, la plénitude des formes - je comprenais tout. Et j’étais ravi d’avoir eu cette révélation sacrée.
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