En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies pour vous proposer des services adaptés à vos centres d’intérêts et réaliser des statistiques de visites

Mentions légales et conditions générales d'utilisation

Sidebar

Languages

Menu

assi

Mariano Betelú (1937-1997)


Mariano Betelú est né à Tandil, en 1937. Après ses études à la faculté des sciences économiques de La Plata, il a été nommé inspecteur comptable au ministère de la Santé de la province de Buenos Aires. Ses dessins - surtout des caricatures de Gombrowicz - ont été publiés dans plusieurs pays.
Betelú préparait un livre de souvenirs sur le séjour de Gombrowicz à Tandil, au moment de sa mort en juin 1997.

Les principaux membres du groupe de Tandil étaient Mariano Betelú (« Guillé », « Flor de Quilombo »), Jorge Di Paola (« Dipi », « Asno »), Jorge R. Vilela (« Marlon »), Juan Carlos Ferreyra, Juan Angel Magarinos. Betelú, Di Paola et Vilela furent très liés avec Gombrowicz jusqu’à son départ d’Argentine. Seul Mariano Betelú a maintenu une correspondance régulière avec Gombrowicz jusqu’à sa mort, en 1969.



 Gombrowicz sur Betelú , dans Journal, 1958 :


« Quilombo », alias « Guillé », appelé aussi « Colimba » (qui signifie dans l’argot populaire, à la fois le service militaire et le conscrit). Le rapprocheùment entre ce Colimba et moi a été le résultat de circonstances médiocres, et pourtant profondément artistiques et saisissantes. D’abord, mon état de faiblesse. Quand j’ai fait sa connaissance à Tandil, au café Rex, j’étais un peu affaibli par l’angine que je couvais et ma sensibilité était frémissante, douloureusement tendue. Ensuite, son bégaiement. Il se trouve qu’il bégayait... Je ne savais pas au premier abord ce qui le rendait sympathique, je n’ai compris que le lendemain que son bégaiement l’obligeait à soigner particulièrement sa façon de parler, ce qui, joint à son visage espagnol, animé comme un film d’aventures, le dotait d’une gentillesse particulière.


 Betelú sur Gombrowicz 


Témoignage de Mariano Betelú dans Gombrowicz en Argentine 1939-1963 de Rita Gombrowicz, éd. Noir sur Blanc, Paris, 2004.
Extraits :


En septembre 1957, Dipi me dit : « Regarde, Mariano, un livre passionnant que Ferreyra a découvert à la bibliothèque. Il y a, dedans, un conte merveilleux qui t’enchantera. » Le conte, c’était Philidor cousu d’enfant et le livre : Ferdydurke. Je l’ai lu, j’ai été ébloui.
Quelques semaines plus tard, je rencontre « Bufalo » (Jorge Alvarez) qui me dit : « Che, il y a, à Tandil, un écrivain, un oiseau rare qui fréquente toujours le Rex. Ça vaut la peine de le connaître. »
Nous sommes allés au café. Présentations. Witoldo était formaliste, distant et sarcastique. Il était maigre et portait une veste foncée, comme autrefois, avec des rayures blanches très fines et une cravate de mauvaise qualité. Je ne l’ai plus jamais revu dans ce costume. Par la suite, il portait en général un vieil imperméable et, sur la tête, une casquette à Tandil et à Buenos Aires, un chapeau. Sur la table étaient posés sa pipe et un inhalateur pour l’asthme. Dipi l’a informé que je faisais des dessins, que j’aimais la musique et que j’étais en deuxième année de sciences économiques. « Je vais vous faire passer un examen, déclara Witoldo. Quelle musique écoutez-vous ? - J’écoute Beethoven, Bach, Mozart. - Comment est le premier mouvement de la Cinquième Symphonie ? Bien, et le deuxième ? » Je le connaissais aussi. Et Brahms ? et telle symphonie de Mozart ? et telle sonate ? Je devais chanter quelques mesures de chaque œuvre. Il m’avait donné neuf sur dix lorsque j’ai ajouté que j’écoutais aussi Tchaïkovski et Dvorak. Malheureusement pour moi, parce qu’il m’a dit, l’air sévère, que c’était du folklore comparé à Beethoven.
Witoldo habitait presque en dehors de la ville, une maison très modeste : la casa Alberdi. A cette époque, les routes n’étaient pas pavées. Les jours de grand vent, la poussière montait et Witoldo étouffait. Quand j’avais des permissions (je faisais mon service militaire), j’allais le voir et je l’accompagnais du café à la maison. On s’étudiait mutuellement. On parlait de la musique et des femmes. Witoldo me conseillait de coucher avec des bonnes. Ma mémoire musicale l’étonnait. Ces promenades étaient comme un pèlerinage. Puis, un jour, il m’a proposé de nous tutoyer. Je me demandais si c’était correct. Witold disait : « Je suis de la bande » mais j’avais l’habitude de l’appeler « monsieur ». J’avais vingt ans et ça me gênait de le tutoyer. Ensuite, je m’y suis fait.
Un jour, je vais au café et je constate que Witoldo n’est pas à sa table habituelle sous le miroir. Marlon avait dit au garçon de café que Witoldo était malade. J’apprends qu’Horacio Ruiz avait vu Witoldo très pâle, en sueur, et lui avait demandé : « Comment ça va ? » et Witoldo lui avait répondu : « Je me meurs. » J’apprends aussi que Marlon et Eugenio Pages l’avaient conduit en taxi à la clinique : il avait eu une crise d’asthme. Je me suis rendu compte que personne n’était allé le voir chez lui. Il pleuvait à torrents. Je vais chez moi, je prends de la compote dans le réfrigérateur. Je relève le bas de mes pantalons, je mets des bottes de caoutchouc. Les rues étaient complètement inondées. Je faisais attention, avec mon parapluie, de ne pas mouiller la compote. Dans le quartier de Witoldo, il était presque impossible de marcher, j’avais de la boue jusqu’aux genoux. J’approche de la maison. C’est toute une histoire de monter le talus car la maison est surélevée, ça glisse. J’entre dans la cuisine et je vois Witoldo couché. « Comment vas-tu, Witoldo ? » Son visage s’est tout de suite éclairé. Il s’est levé. Il portait un pyjama clair et il a mis son imperméable. Sa chambre était humide et froide. Il y avait là un lit, une table, une chaise, une armoire. Dans un tiroir, il avait mis des coupures de presse (sur sa gloire). Dans un coin, une vieille valise d’avant la guerre. Il portait des espadrilles usées. Le bas de son pyjama était plein de boue car ne disposant pas d’eau courante, il devait sortir pour faire marcher la pompe à eau. Une petite lampe au plafond éclairait très faiblement. Sur le buffet de la cuisine, il y avait un morceau de pain et un pot de miel ; sur sa table de travail, de l’eau de Seltz et un verre. La chambre d’un moine. Witoldo tremblait de fièvre. Il souffrait d’une profonde dépression. Il m’a demandé si j’étais capable de garder un secret. « Si je fais une liste de médicaments, tu peux me les apporter sans demander de quoi il s’agit ? parce qu’on ne peut pas vivre ainsi. Tu dois comprendre qu’un homme n’a pas peur de la mort mais de la douleur. - Non, Witoldo, tu te remettras. Le soleil va paraître. » A ce moment précis, la pluie a cessé. Par la fenêtre, on voyait un peu le parc et la colline. « C’est le vent du sud qui arrive. » Après deux heures de conversation - il disait des choses très négatives et moi je m’efforçais de lui remonter le moral - une fillette est entrée et a demandé à Witoldo s’il voulait manger. C’était la fille des voisins qui habitaient un rancho très pauvre. Witoldo savait se faire aimer et respecter de ces gens-là. Il a dit, presque avec entrain : « Bien. On mange avec Flor. Votre maman peut nous préparer du riz, de la poule et de la soupe. » Le climat pathétique avait disparu.
Pendant cette visite, Witoldo avait renoncé à ses sarcasmes. A partir de ce jour, notre relation a toujours été simple et confiante. Cette rencontre a donné le ton à notre amitié pour toujours. Je suis allé le voir chaque jour pendant une semaine. Le soleil, le vent qui séchait rapidement la terre, mes amis qui pensaient à lui : je décrivais tout cela à Witoldo. Il me saluait avec un geste gai de la main : « Salud ! Flor. Dis merci à ta mère pour la compote car je ne crois pas que ce soit uniquement ton idée. » Un matin, il était déjà en train d’écrire une lettre quand je suis entré. « Holà, Flor, m’a-t-il dit, va m’acheter un melon. » Et il m’a donné de l’argent pour les commissions. Il adorait les melons. Il y avait une petite boutique en face où on vendait des fruits et des légumes. Le marchand était plutôt taciturne. Mais, cette fois-là, il m’a dit : « C’est pour ce monsieur qui vit là ? - Oui. - C’est un artiste peintre ? - Oui, oui. » Et il ne m’a presque rien fait payer. J’ai demandé à Witoldo de se considérer désormais comme peintre et de ne rien dire contre la peinture.
Witoldo ne savait même pas se préparer du thé. C’est moi qui lui ai appris. Il a acheté une casserole, une poêle, il a essayé de faire cuire une escalope mais sans succès. Il disait : « Tu vois, je ne sais rien faire. Quand je veux manger un œuf, je fais un trou et je le gobe. » Ce jour-là, il écrivait des notes pour la mise en scène du Mariage. Au dos du brouillon, il a fait le schéma du Trans-Atlantique et me l’a donné. […]
Witoldo a fait plusieurs séjours à Tandil. Notre amitié a été constante. Et quand il a cessé de venir, j’allais régulièrement le voir à Buenos Aires où, petit à petit, j’ai connu son entourage. Dipi et Marlon aussi le rencontraient souvent. Nous sommes restés très liés jusqu’à la fin. Pour moi, Witoldo était tout simplement un copain de plus. Je ne sentais jamais la différence d’âge. Il était à l’aise avec les jeunes. C’était son élément naturel. Son comportement avec moi était très humain et confiant. Quand il faisait allusion à une chose plus intime, il le faisait de façon voilée. Je ne lui demandais rien. Je respectais sa discrétion et Witoldo était très respectueux aussi de ma personnalité. Il portait une attention permanente aux autres. A l’époque de mon service militaire, je correspondais avec six filles à la fois. Witoldo était mon confident et il m’avait demandé de lui montrer ces lettres pour en faire une étude psychologique. Il voulait aussi en étudier le style et la forme. Celles de Crisamor lui plaisaient beaucoup. « Mais tu ne comprends pas que ce sont des lettres d’amour ? me disait-il, elle est mortellement amoureuse de toi. Elle est très jeune, sois responsable. Fais attention, elle peut se suicider. »