« Mon univers s’était brisé et réorganisé aussitôt selon les principes d’un pédant classique. Je ne pouvais pas me jeter sur lui puisque j’étais assis et j’étais assis parce qu’il l’était . Cette position assise était devenue, je ne sais comment, de première importance et elle constituait le principal obstacle. »
― Esprit ! criai-je. Moi ! Je suis l’esprit ! Pas un petit auteur ! L’esprit ! Moi ! Bien vivant !
Mais lui restait assis, et, étant assis, il le restait, et restant assis, il l’était, et il était si bien assis, si déterminé dans sa position assise que celle-ci, tout à fait stupide, n’en était pas moins toute puissante. Alors il enleva de son nez le binocle, l’essuya de son mouchoir et le remit sur son nez, lequel paraissait invincible. C’était un nez nasal, fortuit et banal, pédantesque, assez long, composé de deux conduits parallèles irréfutables.
― Quoi ? dit-il, quel esprit ?
― Le mien ! criai-je. Il demanda alors :
― Le nôtre ? Celui de la mère patrie ?
― Pas le nôtre : le mien !
― Le vôtre ? fit-il avec bienveillance. Nous voulons parler de notre esprit ? Mais est-ce que nous connaissons au moins celui du roi Ladislas ?
Il était toujours assis.
― Quel roi Ladislas ?
Je me sentais comme un convoi détourné à l’improviste sur la voie de garage du roi Ladislas. Je freinai et j’ouvris la bouche en m’apercevant que je ne connaissais pas l’esprit du roi Ladislas.
― Et l’esprit de l’Histoire, le connaissons-nous ? Et l’esprit de la civilisation hellénique ? Et celui de la civilisation française, plein de mesure et de bon goût ? Et l’esprit de cet auteur bucolique du XVIe siècle que personne ne connaît, sauf moi, et qui fut le premier à employer le vocable « nombril » ? Et l’esprit de la langue ? Comment faut-il dire : « j’ai passé » ou « je suis passé » ?
La question me déconcerta. Cent mille esprits venaient d’étouffer le mien, je balbutiai que je ne savais pas, et lui me demanda ce que je savais de l’esprit de Kasprowicz et quelle était l’attitude du poète envers les paysans, après quoi il m’interrogea sur le premier amour de Lelewel. Je toussotai et regardai furtivement mes ongles, mais ils étaient nets et rien n’était écrit dessus. Je regardai à la ronde comme si quelqu’un allait me souffler. Mais il n’y avait personne derrière. Songe, mensonge ? Grand Dieu, que se passait-il ?
Ferdydurke, chapitre I « Enlèvement »