Quinsat : La fantasmagorie
Gilles Quinsat : La fantasmagorie, dans Gombrowicz vingt ans après, dir. Manuel Carcassonne, Christophe Guias, Malgorzata Smorag, éd. Christian Bourgois, Paris, 1989.
Extrait :
De cette nuit épaisse, presque palpable, qui, dans La Pornographie, tombe comme un voile sur l’église et le monde, et qui communique aussi bien sa noirceur substantielle aux plantes et aux arbres parmi lesquels s’avancent les personnages de Cosmos, procède la parole de Gombrowicz. Dans La Pornographie, elle prendra appui sur le désir de l’inachevé qu’incarnent deux adolescents, et sur le patient franchissement, par les deux héros-voyeurs, de la frontière qui les sépare de leurs proies. Avec Cosmos, cette mise en scène, faite d’une série de focalisations opérées sur un fragment de réel, ira encore plus loin, puisqu’elle débordera l’humain, la géométrie des corps, et, s’enfonçant dans la matière même, viendra toucher à l’infinie potentialité qui ne cesse de bouillonner en elle. Cosmos est l’inventaire minutieux de ces aberrations rendues sacrées par la magie du seul regard, de ces apparitions douteuses que la pensée, au lieu de les chasser, va organiser en une frise, une cosmogonie parodique où viendront s’entrelacer comme autant de motifs un moineau pendu, un bout de bois, une trace sur le mur, tellement semblables à ces objets, d’autant plus artificieux qu’informes, que les enfants s’ingénient à préférer aux jouets trop réalistes. A peine des objets, donc — plutôt les rouages d’une machine qui annonce, à travers grimaces et falsifications, une ironique fin du monde. Ainsi, dans La Pornographie, de la confrontation entre jeunesse et âge adulte : ce n’est plus l’autorité qui la régit, et avec elle la transmission d’une expérience, mais bien un jeu cruel dont les règles, inventées au fur et à mesure de la progression du récit, vont transformer en théâtre d’illusions la plate campagne où se déroule l’action.
Cette dimension de jeu, où le vertige a sa place, nous la retrouvons dans Cosmos : plongé dans un espace tourbillonnaire et dépourvu de toute perspective, Witold, le narrateur, se voit contraint de recréer le monde ; non selon un plan préétabli mais arbitrairement, comme on balbutie, syllabe après syllabe, une phrase en apparence sans queue ni tête mais qui ne s’en impose pas moins à l’esprit avec l’autorité d’une sentence. En effet, glissant l’un derrière l’autre comme les décors d’une opérette, les scènes qui composent ce roman ont la gratuité lancinante d’un refrain. En même temps le soupçon que celui-ci, en se retournant comme un gant, pourrait bien laisser déchiffrer une insoutenable vérité, suffit à le grever d’un fort poids d’angoisse. D’où cette oscillation permanente entre fébrilité et terreur qui ordonne à chaque fois ces deux romans, les guidant insensiblement vers un dénouement presque semblable, un ultime instant arrêté : une mort qui a toute l’apparence d’un sacrifice, puisqu’elle vise dans l’un et l’autre cas le personnage le plus volontairement adulte, celui qui ne se contente pas de subir passivement l’emprise de la Forme mais qui adhère totalement au masque de sérieux qu’elle lui tend. Garant de la reproduction du réel et de sa conformité, le voilà aussitôt dépossédé de lui-même, transformé en effigie symbolique et désigné par la haine du narrateur pour être la victime par excellence.