Artur Sandauer : La situation secondaire de la Pologne
Artur Sandauer : Gombrowicz et la Pologne, texte de 1967, dans Cahier de l’Herne Gombrowicz, dir. Constantin Jelenski et Dominique de Roux, Paris, 1971.
Extrait :
Gombrowicz a su voir toute l’absurdité de la Pologne semi-féodale de sa jeunesse — mais il s’est arrêté là. Son attitude est celle d’un Moïse qui aurait réussi à quitter le pays d’oppression mais n’aurait pas su arriver jusqu’à la Terre promise, une attitude typique d’émigré.
C’est ce qui découle d’ailleurs de la suite de Ferdydurke, œuvre prophétique — également sur le plan personnel. La gifle que le palefrenier donne à Mientus fait s’écrouler la hiérarchie séculaire. La charnière mystique est brisée et le peuple enhardi fait irruption par les portes et les fenêtres, en transformant le tout en « un merdier ». Mientus disparaît, devenu mutile du moment que l’action s’écarte des sujets délicats. Le narrateur redevient le personnage central, et son seul désir est de fuir « le merdier », d’échapper à la jacquerie qu’il a lui-même déchaînée par ses machinations. Profitant du premier prétexte venu, il décide d’enlever Isabelle, la jeune fille de la maison : le raptus puellae n’est-ce pas un autre mythe féodal, un autre motif traditionnel du « roman de château » ? La seule différence, c’est que dans Ferdydurke il sera parodié puisque ce n’est pas l’amour qui fait agir le narrateur. N’importe quoi aurait pu lui servir de prétexte, par exemple l’invitation d’une compagnie de navigation à un voyage au-delà des mers [1]. Car il s’agit surtout d’éviter un conflit où il ne saurait prendre position, de fuir les problèmes qui dépassent ses forces, de fuir le plus loin possible, fût-ce en Argentine.
« La Pologne d’avant-guerre, écrit Gombrowicz dans son Journal, se révélait comme un Etat débile sur le plan économique et militaire [...] ; souffrant sur le plan culturel d’anachronite permanente. [...] De surcroit — et ce fut là le pire — c’était un Etat ni petit ni grand : assez grand tout de même pour être appelé à jouer un rôle historique, trop petit pour se trouver à la hauteur de cette vocation. Tout cela engendra une atmosphère d’irréalité, de gabegie et de grotesque qui ne pouvait qu’infecter et obscurcir les vingt années de notre entre-deux-guerres. C’était la plus reculée des provinces qui, désespérée par son état de province, avait rêvé d’égaler Paris, d’égaler Londres ! »
Ce problème de la situation secondaire, si essentiel dans son œuvre, exprime donc moins la situation de l’homme qui, étant un noble, serait plutôt doué d’un sentiment de supériorité, que celle de l’écrivain représentant d’une culture condamnée à rester à l’arrière-plan. Ses études terminées, Gombrowicz passe deux années (1929-1931) en France ; le contact avec la grandeur de ce pays ne pouvait qu’étourdir le nouveau venu de « la plus reculée des provinces ». Pour les artistes des pays européens de l’Est en général, le séjour en Occident est une expérience dangereuse qui les met devant la nécessité de se définir eux-mêmes. Moins cuisant aujourd’hui, où le socialisme a apporté aux citoyens de ces pays un sentiment nouveau de leur particularité, ce besoin s’imposait aux écrivains de la Russie d’avant la révolution ou à ceux de la Pologne d’avant-guerre. La question s’est posée également à Gombrowicz qui tentera de la résoudre dans Ferdydurke.
Apparemment, le problème de l’écrivain de second ordre a ici un caractère purement individuel. Seuls les « génies tels que Shakespeare, Dante ou Goethe » [2], affirme Gombrowicz, ont le droit de créer des valeurs absolues ; un écrivain de second ordre, lui, doit considérer le mot comme un outil au service de son propre intérêt réel, en faisant de la lutte pour sa propre situation sociale le thème évident de son œuvre. Le point de départ devrait être pour lui la conscience de son incapacité à produire des valeurs de premier ordre. « Le drame que tu as écrit est une fable de pure invention, son seul élément réellement dramatique c’est qu’il est raté... Les personnages de tes romans sont pâles, ils ne sont pas convaincants... toi-même tu es ton seul personnage, ton seul héros réel. » Préface de Philidor cousu d’enfant.
Remarquons pourtant que la situation secondaire ne peut être admise « a priori » — on l’apprend « ex post ». C’est une « petitio principii » caractérisée, et il est à supposer que, ou bien Gombrowicz n’avait pas pensé la question jusqu’au bout, ou bien il avait reculé devant le nationalisme qui, à l’époque, faisait rage en Pologne. Quinze ans plus tard il y reviendra, dans son Journal, cette fois-ci visant sans équivoque la culture polonaise dans son ensemble. Là également il verra la seule solution dans une prise de conscience de son incapacité à produire des œuvres de premier ordre. Qui plus est, il reprendra l’exemple de cet auteur dramatique qui, négligeable comme écrivain, sera digne de compassion, car on pourrait voir en lui une sorte de grandeur tragique, celle de l’homme qui a échoué, qui n’a pas trouvé à s’exprimer soi-même.
La situation secondaire acquiert donc un sens seulement lorsqu’on la considère sur le fond de problèmes nationaux. En effet, un complexe d’infériorité de Polonais vient s’ajouter chez Gombrowicz au sentiment de supériorité de noble. L’issue des deux est la même et le geste masochiste du maître s’humiliant devant une créature inférieure se répète envers ce qui est inférieur dans l’écrivain lui-même. « Au lieu de cacher sa propre situation secondaire, écrit-il, il faut au contraire en faire état, et, de cette vision nette et lucide, de ce refus catégorique de cacher ses faiblesses, faire une force qui pourrait non seulement nous faire réviser notre attitude face à l’histoire et à l’art polonais, mais encore donner des bases entièrement nouvelles à notre patriotisme. »
Bref, c’est une tentative de trouver, entre le Scylla du nationalisme et le Charybde du snobisme, une troisième issue : abandonner les airs superbes devant l’Occident, et, d’un autre côté, ne pas tenter de l’imiter, mais définir selon un nouveau principe notre situation par rapport à lui. Politiquement, cela signifierait qu’il s’agit de renoncer aux prétentions de puissance, culturellement — au rôle du « Paris du Nord » [3]. Où trouver, se demandera-t-on, les matériaux nécessaires à la construction d’une « polonitude » nouvelle et authentique ? La réponse est : dans la tradition. Le nouvel écrivain ’polonais s’y référera comme l’antithèse se réfère à la thèse, la parodie à l’original. Les éléments resteront les mêmes mais retournés à l’envers, les composants du psychisme national considérés jusque-là comme secondaires ou honteux étant mis au premier plan.
[1] En août 1939, un mois avant la déclaration de la guerre, Gombrowicz et un autre écrivain polonais, Czeslaw Straszewicz, ont été invités par une compagnie polonaise de navigation à une croisière en Argentine sur le bateau Chrobry.
[2] Il est significatif que Gombrowicz n’ait compris dans cette liste de « génies » aucun écrivain polonais. C’est seulement dans la deuxième édition (Panstwowy Instytut Wydawniczy, 1957) que la liste est modifiée et que Chopin prend la place de Goethe.
[3] On appelait ainsi Varsovie dans les années vingt et trente.