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Garand : La charge du vide

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Garand : La charge du vide


Dominique Garand : La charge du vide et l’esthétique de l’entre-deux, dans Witold Gombrowicz entre L’Europe et l’Amérique, dir. Marek Tomaszewski, éd. Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2007.

Extrait :



A la question : qu’y a-t-il lorsque la transcendance s’est écroulée ? Gombrowicz a déjà répondu : l’interhumain. De cette idée découle chez lui un agonisme que l’on pourrait décrire comme un art de la provocation et de l’esquive : discussion, argumentation, artifice, etc. Mais ce motif est passablement connu, aussi vais-je m’attarder à une autre dimension, très présente dans les œuvres de la maturité, soit l’inhumain. Et c’est ici qu’intervient le récit qui ponctue de manière régulière et insistante les passages proprement réflexifs du Journal. Ces moments narratifs du Journal, c’est mon hypothèse, introduisent en contrepoint du polémiste coriace et redoutable, habile à déconstruire les idéologies de toutes sortes, un Gombrowicz secret, honteux, en instance d’être annihilé, en proie à l’insignifiance, voire même au diabolique. La force de Gombrowicz aura été d’introduire dans son Journal de multiples aveux d’impuissance, d’échec et de déperdition, tout en laissant à son lecteur une impression de force et de souveraineté. Et c’est précisément cette capacité d’affronter l’inhumain [1] qui signe pour moi la souveraineté du geste gombrowiczéen.
Pour illustrer la manière de Gombrowicz, je commencerai par un bref exemple, en apparence anodin. On le sait, il est d’usage de présenter Gombrowicz comme un héros de l’anti-forme, un écrivain capable à tout le moins d’introduire une mouche incongrue dans la chambre d’une lycéenne moderne pour faire tache dans cet univers de mollets sportifs, lisses et parfaits. Se renouveler, percer l’écran des convenances, arracher les masques et troubler les rituels, n’a-t-on pas là quelques-uns des motifs par lesquels se distingue l’agonistique gombrowiczéenne ? Or, voici ce qu’il note dans son Journal de l’an 1953 :

Je suis allé chez Ostende, boutique à la mode, et m’y suis payé une paire de souliers jaunes qui se sont révélés trop étroits. Je suis revenu dans ce magasin pour y échanger ma paire contre une paire de souliers exactement de la même taille et de la même façon, paire en tout point identique, qui s’est révélée aussi étroite que la précédente.
Il m’arrive de m’étonner moi-même.

Cette anecdote amusante suit immédiatement une charge contre le culte de la poésie, contre la soumission des poètes à des formes qui étouffent la vie. Gombrowicz y écrit, entre autre :
Ces mots affreux, tellement mesquins : « Je suis poète », prononcés avec toute la componction d’une initiation sacrée, les coupent de toute beauté, cette beauté qui, elle, naît dans la jungle de la vie et attaque toute forme consacrée.
Journal 1953-1958.

N’y a-t-il pas alors dans l’anecdote des souliers une forme d’aveu ou de mise en garde qui équivaudrait à dire : « Cher lecteur, je t’invite à combattre les formes consacrées, soit, mais n’oublie pas que ne change pas de forme qui veut et que même moi, Gombrowicz, il m’arrive, croyant changer de souliers parce qu’ils me paraissent trop étroits et me font mal, de retomber exactement dans les mêmes » ? Ainsi, le contre-sublime que met en scène la charge contre la poésie est aussitôt suivi d’une prévention contre une nouvelle forme de sublimité trouvée dans le pouvoir de démystifier.
Une étude attentive de la composition du Journal montre bien la récurrence d’une déceptivité attachée à tout mouvement d’enthousiasme. Ce qui au départ semble relever d’une positivité dans l’univers mental de Gombrowicz, cet élan par exemple vers la beauté de la jeunesse ou de l’infériorité, est aussitôt dégonflé, comme si l’éthique de Gombrowicz lui commandait une lucidité qui sabote l’enflure du désir et le réduit au statut de fantasme. Au début de l’an 1954, Gombrowicz évoque une jeune fille observée dans une embarcation à moteur : « Cette beauté-là était tellement poignante que nous avons tous eu un sentiment de dépaysement, peut-être même de pudeur. » Trois lignes plus bas, il ajoute : « Soudain la jeune fille, le plus tranquillement du monde, entreprit de se curer le nez avec les doigts ». Vers la fin de 1958, une autre scène du même genre est plus longuement décrite. L’écrivain est assis dans un café avec son ami Santucho qui lui sert un discours sur l’essence indienne de la culture argentine, distincte en cela de la culture européenne. Mais son écoute est distraite par la vision, quelques tables plus loin, d’un « chango » et d’une jeune fille, qu’il aperçoit de dos : « J’eus soudain l’impression, je ne sais comment, qu’entre eux, là-bas, s’était accumulée dans une concentration extrême toute la beauté typique de Santiago... »
Il n’est pas rare de voir Gombrowicz s’absenter des discours abstraits sur l’art, la littérature, l’identité culturelle, pour tendre vers cette beauté qui tient lieu, pour lui, de vérité.

[1] L’inhumain est beaucoup plus ici que l’animal ou toute autre espèce vivante étrangère à l’humanité. C’est un élément inassimilable par la conscience qui érode les points de repère permettant à l’humain de s’y retrouver.