En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies pour vous proposer des services adaptés à vos centres d’intérêts et réaliser des statistiques de visites

Mentions légales et conditions générales d'utilisation

Sidebar

Languages

Menu

assi


Diaz : Un écrivain mineur ?

Diaz : Un écrivain mineur ?


Brigitte Diaz : Witold Gombrowicz, un écrivain mineur ?, dans Pour une esthétique de la littérature mineure, dir. Luc Fraisse, Champion Editeur, Paris, 2000.

Extrait :



Pour une littérature mineure

« Le fumier. Voilà le hic : c’est de votre fumier que moi, je tire mes origines. Je suis l’écho de tous les déchets que vous avez rejetés au long des siècles. » Journal 1953-1956


Son Journal, il le reconnaît, devient vite une « polémique avec la culture ». S’il cherche quand même sa place dans le champ littéraire, il répugne à en occuper une attitrée et surtout pas celle de l’écrivain officiel, dont il ne cesse d’instruire le procès. Repoussoir parmi toutes, la figure du « grand écrivain polonais », Prométhée romantique qu’une nation exsangue cherche désespérément à ressusciter. C’est parce qu’il refuse ce rôle et qu’il prétend « chercher une voie nouvelle qui s’oppose à celle des Mickiewicz et de tous les Rois-esprits », que l’auteur du très iconoclaste Trans-Atlantique s’est mis au ban de ses compatriotes exilés.
Sur la scène argentine les choses ne vont pas mieux. Cloisonné dans l’exotisme de sa langue, l’« escritor polaco » contemple de loin avec le regard impassible de l’ethnologue et l’irritation brûlante du paria les pratiques de l’intelligentsia locale, constatant laconiquement que « le mot escritor en Amérique du Sud sonne plus bêtement qu’ailleurs ». Forcément, il rencontre Jorge Luis Borges, gloire nationale en qui il ne voit qu’un avatar d’un genre haï : le grand rhétoriqueur de salon qui construit avec délectation ses machines intellectuelles et ses bibelots d’inanité sonore. Dans l’érudition raffinée de l’Argentin, Gombrowicz n’a vu que « feux d’artifice glacés, bouquets lumineux d’une intelligence intelligemment intelligente, pirouettes d’une pensée rhétoriqueuse et morte, incapable de concevoir la moindre idée vitale... Pensée sciemment fictive ; traçant en marge ses arabesques, ses gloses, ses exégèses et donc purement ornementale ». Dans Trans-Atlantique, son premier roman argentin, Gombrowicz évoque sur un mode parodique sa rencontre avec le « gran escritor y maestro ». « Homme de verbe », scribe érudit, le gran escritor est un « littérateur pour littéraires » qui a poussé jusqu’à l’absurde son esthétique de la citation. Sa devise, qui cloue le bec à tous ses rivaux à commencer par son adversaire polonais, c’est qu’ « on ne dit jamais que ce qui a déjà été écrit ». A travers Borges, Gombrowicz règle d’abord ses comptes avec l’élite intellectuelle argentine au sein de laquelle il ne s’est jamais senti à l’aise. Il raille son parisianisme de seconde main qui la cantonne dans une position subalterne : « Cette profession nage ici dans une sauce spéciale, pompeuse et fausse. » Au-delà du règlement de compte, c’est aussi la condamnation d’une littérature narcissique, autoréflexive jusqu’à l’absurde, croissant et se multipliant dans une frénésie d’intertextualité, de citation et de contrefaçon, une littérature qui n’est plus qu’un exercice de style, une mécanique de « fabrication et production » [1]
Au-delà des cibles plus ou moins reconnaissables visées par Gombrowicz, c’est toujours à la figure de l’écrivain officiel qu’il s’en prend. Estampillé au sceau des cultures dominantes, consacré par la presse, canonisé dans les colloques, statufié dans les manuels, l’écrivain « authentifié » devient un « fonctionnaire de l’esprit » qui se soumet docilement à la discipline des « Prix. Concours. Académies. Associations professionnelles. Éditeurs. Presse. Politique. Culture. Ambassades. Congrès... », et investit sagement l’espace qu’on lui a assigné ; classé au gré des modes et des ans dans des catégories diverses : « jeunes écrivains », « valeurs montantes », « vieux écrivains »... Nausée de Gombrowicz devant ce grégarisme littéraire ; écœurement fatal « quand [il] voit des écrivains entassés, sous leur aspect de foule ; quand [il] regarde [ses] “collègues” les uns avec les autres » ! Et plus il les observe de son camp retranché, plus il veut rompre avec cette société du spectacle à laquelle il ne cesse pourtant de se référer : « Je mourais de honte, écrit-il, à la perspective d’être un artiste comme eux, de devenir un citoyen de cette ridicule république d’âmes naïves, un rouage de cette machinerie infernale, un membre du clan. » Contre la figure abhorrée de l’écrivain domestiqué, il oppose son propre statut d’outsider, d’« État à part », dont « nulle nation ne peut tirer profit » [2].
Méprisant les valeurs littéraires cotées, lui choisit d’explorer les friches de la littérature et d’investir ces « zones de sous-développement » dont parlaient Deleuze et Guattari. Sa réalité, il la traque dans « ces terrains vagues intérieurs, déserts, périphériques, inhumains, où [sévissent] les anomalies, et peut-être, l’Informe, la Maladie, l’Abject ». Son éthique engage une esthétique : pour échapper aux leurres de la « grande littérature », il écrira « en mineur », et cette minoration de l’écriture, c’est dans la parodie qu’il la cherche : « Chez moi, déclare-t-il, la forme est toujours la parodie de la forme. Je m’en sers mais je m’en extrais. » [3] Ainsi Ferdydurke, pour lui, est une parodie de conte philosophique dans le style voltairien ; La Pornographie renoue avec le débonnaire « roman champêtre polonais » pour en saper les assises idéologiques ; quant à Trans-Atlantique, c’est, dit-il, « un Pan Tadeusz à rebours » où il tourne en dérision non seulement la tragédie mais aussi la littérature nationale dans son plus beau fleuron. Conçue d’abord comme un jeu par l’exilé qui un soir décida « d’ordonner sur un mode grandguignolesque les souvenirs de ses premiers jours à Buenos Aires », « l’innocente plaisanterie » est devenue en bout de course une véritable « moquerie blasphématoire ». Mais sans l’ombre d’un regret devant le tollé d’indignation suscité par son roman, Gombrowicz persiste et signe : « Je n’éprouve aujourd’hui aucun remords, écrit-il dans Testament, d’avoir pris mon malheur, ou celui de la moitié du monde comme un pont vers une jouissance amère, maudite. » Part maudite de la littérature polonaise, ce roman « facétieux, sclérosé, baroque, absurde, écrit dans un style archaïque » [4] a la vertu cathartique que Gombrowicz reconnaît à la parodie : « La parodie, écrit-il, m’a permis de me libérer de la Forme, de l’arracher de la pesanteur, de la lancer dans l’espace pur où elle est devenue légère, audacieuse, révélatrice. » [5]
Poussée à l’extrême, la distanciation parodique aboutit à une esthétique de la dégradation qui trouve son expression favorite dans une littérature scandaleusement kitsch, comme cette Opérette, dont il s’est amusé à « farcir le vide guignolesque ». Gombrowicz cultive une prédilection pour les formes sclérosées - comme le livret d’opérette - revisitées à sa manière : « Je cherche, écrit-il, le lien entre ces genres littéraires d’autrefois, qui sont lisibles, et la plus neuve, la toute dernière perception du monde. Trimbaler la plus actuelle contrebande dans de vieilles carioles du type de Trans-Atlantique ou de La Pornographie, ça me va ! » [6]
Dans ce culte dérisoire de la pacotille littéraire, Gombrowicz veut « compromettre la forme », tout en compliquant la posture trop simple du rebelle. Le comble, en effet, pour un auteur si farouchement épris de son extéritorrialité sur l’espace littéraire, serait de se retrouver assigné à résidence dans l’enclos des provocateurs patentés, identifié à jamais comme le grand spécialiste du traitement sacrilège des restes de la littérature officielle.
Craignant que sa révolte ne soit « digérée par la machine » littéraire et éditoriale [7], il choisit de « vêtir ses anathèmes dans une livrée de bouffon », et d’exploiter ces formes larvées qui ne sont ni roman, ni opérette, ni épopée, ni drame, mais un mixte non identifiable. À travers le chaos de ces œuvres en déroute, il veut entraîner le lecteur vers ces zones de sous-culture et d’« immaturité » (c’est le mot clé de son esthétique) et le jeter sur des « routes qui ne mènent nulle part, dans les eaux troubles de l’anomalie, d’une liberté sans bornes, d’un devenir incontrôlable » [8]. Cousin polonais de Michaux, il prétend, lui aussi, nous construire « des villes avec des loques » ; lui aussi écrit « contre », contre la Maison Littérature, contre ses maîtres et ses valets.


[1] « L’élite de la littérature mondiale devient chaque jour plus nombreuse ; mais aussi plus douteuse. C’est que la technique de la contrefaçon est en voie de perfectionnement, comme toutes les techniques [...]. Aujourd’hui un écrivain de seconde zone sait à peu près ce qu’il doit réformer en lui, et par quels moyens, pour accéder à la première classe. » Journal. Toutes les autres citations sont aussi tirées du Journal.

[2] Testament. Entretiens avec Dominque de Roux

[3] Testament. Entretiens avec Dominque de Roux

[4] Testament. Entretiens avec Dominque de Roux

[5] Testament. Entretiens avec Dominque de Roux

[6] Testament. Entretiens avec Dominque de Roux

[7] Journal

[8] Testament. Entretiens avec Dominque de Roux