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Janvier 2019, Pascal Engel, "De la sottise à la bêtise, et retour"

"Le stupide, c’est le bête simple, brut et ignorant. Le bel esprit, c’est le sot vaniteux et snob, social et plein de lui-même. Il est vicieux parce qu’il a, dans une très large mesure, du fait de son intelligence, une capacité de contrôle sur ses sentiments et sur ses affects, mais laisse par faiblesse ceux-ci gouverner sa conduite. Dans les cas les pires, il a une parfaite conscience des valeurs de l’esprit mais il décide sciemment de s’y soustraire. Il est souvent savant, et c’est Gombrowicz qui donne la formule de base : « Plus c’est savant, plus c’est bête » ". - écrit Pascal Engel dans son article paru dans la revue En attendant Nadeau. 


 
Ces deux courts et profonds essais italophones, de Kevin Mulligan et de Maurizio Ferraris, élèvent la philosophie de la bêtise d’un cran. Ils diagnostiquent l’essence de la sottise comme révolte contre la raison.
 
Kevin Mulligan, Anatomie della stoltezza. Milano, Jouvence, 88 p., 18 €

Maurizio Ferraris, L’imbecillità è una cosa seria. Il Mulino, Bologne. Trad. fr. : L’imbécillité est une chose sérieuse. Trad. de l’italien par Michel Orcel. PUF, 146 p., 12 €


On traite très souvent les termes qui désignent la bêtise comme les membres d’une même famille, un peu comme si, à l’instar du capitaine Haddock, on avait le choix dans une panoplie d’insultes, selon les circonstances : abruti, idiot, crétin, niais, nigaud, bêta, stupide, sot, imbécile, débile, inepte con.  Peu importe qu’on soit bête, crétin, idiot ou sot, cela reste dans la famille. Mais cette interchangeabilité des adjectifs suggère qu’ils ne dénotent rien de précis, mis à part l’intention de celui qui les attribue dans tel ou tel contexte. Pourtant nous sentons bien que ces termes dénotent des propriétés réelles et stables des individus, et qu’il existe, comme pour les plantes, des natures réelles derrière les noms d’oiseaux (buse, bécasse, linote [1]), de mammifères (âne) ou de végétaux (courge, cornichon, patate) que nous donnons à ceux qui nous semblent mériter ces qualificatifs. Il nous semble aussi qu’il y a une gradation dans les propriétés : il paraît moins grave d’être cucul, bêta ou niais qu’idiot ou imbécile, et moins grave d’être un idiot qu’un con, qui semble le genre suprême dont les autres formes de bêtise sont les espèces. On a aussi souvent l’impression qu’avec le conon touche à l’essence même du phénomène, car, comme disait l’autre, quand on est con on est con [2].

Beaucoup pensent que la bêtise est indéfinissable, et qu’une taxinomie des types de bêtise est impossible. Il ne faut pas minimiser la difficulté ni les dangers d’une telle entreprise. Mais toute philosophie de la bêtise doit être capable de distinguer au minimum, comme le soutient Kevin Mulligan dans ses Anatomies de la sottise, deux grandes espèces de bêtise. La première, qui correspond à notre notion la plus courante, est la bêtise comme défaut ou incapacité intellectuelle. La bêtise en ce sens est le fait, pour un individu, de manquer, de manière permanente ou temporaire (quand on fait une bêtise), d’entendement. C’est le pôle animal de la bêtise, Comme le dit le latin, les humains qui tendent vers ce pôle sont des minus habentes. Ils sont bêtes au sens littéral comme brutes, abrutis, ou stupides, ce qui se manifeste souvent par des traits physiques caractérisant également, dans les cas pathologiques, les débiles mentaux, les idiots, les imbéciles et les crétins, tous termes qui désignent une lacune intellectuelle. L’analogie et la métaphore étant en ce domaine presque constitutives, il arrive souvent qu’on appelle imbéciles, abrutis ou crétins des gens qui ne le sont qu’à un moindre degré, mais ces désignations portent toujours sur le défaut d’entendement. On peut pourtant avoir une certaine capacité intellective, c’est-à-dire disposer des aptitudes d’apprentissage et d’acquisition de savoir habituellement prêtées à des gens normalement intelligents, et néanmoins agir bêtement quelquefois ou même souvent. Dans ces cas, les gens bêtes disposent des informations pertinentes, des catégories propres à l’intellect, mais manquent de jugement. Ils ne savent pas, dans telle ou telle circonstance, appliquer leur entendement. En termes kantiens, ils ont les catégories, mais pas les intuitions, et leurs jugements déraillent. De manière fameuse, Kant définit la bêtise comme Mangel an Urteilskraft, manque de jugement. Cela veut dire qu’on peut être bête sans être idiot, débile, ou ignorant. L’ours de la fable qui lâche un pavé sur la tête de son maître manque de jugement mais n’est pas totalement dépourvu de connaissances en jardinage. Bouvard et Pécuchet en ont à revendre, et dans tous les domaines. Ils sont même très savants. Leur bêtise tient au fait qu’ils ne savent pas appliquer leur savoir ni exercer leur jugement.

Vous pouvez lire cet article dans son intégralité sur En attendant Nadeau : https://www.en-attendant-nadeau.fr/2018/08/14/sottise-betise-retour-mulligan/