En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies pour vous proposer des services adaptés à vos centres d’intérêts et réaliser des statistiques de visites

Mentions légales et conditions générales d'utilisation

Sidebar

Language

Home

assi

Lapinski : Gombrowicz et la forme brève

Brak tłumaczenia

 

 


Zdzisław Łapiński : Gombrowicz et la forme brève, postface de l’édition polonaise de Bakakaj, tome I des Œuvres complètes, Wydawnictwo Literackie, 2002.

Extrait :


Mémoires du temps de l’immaturité et la stratégie de l’auteur


Gombrowicz acceptait ses récits sans pour autant les estimer au même degré. La plus basse note était toujours accordée à Virginité. Peu après la parution des Mémoires du temps de l’immaturité, il écrivit dans les marges d’un exemplaire qu’il avait offert à Tadeusz Kepiński, quelques mots à propos de ce récit : « Je n’aime pas beaucoup ça. C’est dommage, le sujet était bon, mais je l’ai gaspillé. C’est artificiel, trouble, prétentieux et mal construit. » Mais plusieurs années plus tard, en apprenant que la revue Preuves allait publier cette œuvre, il écrivait à Jeleński : « J’avoue que j’aurais choisi une autre nouvelle, pas Virginité, en tous cas pas pour commencer. Banbury, oui, mais au lieu de Virginité, j’aurais préféré Le Banquet, Le rat, La comtesse Fritouille et quelques autres. » Rien d’étonnant si Virginité fut la seule de ses œuvres à avoir été considérablement remaniée lorsque Gombrowicz préparait la seconde édition de ses récits : Bakakaï.
Aux yeux de l’éditeur, les Mémoires du temps de l’immaturité apparaissent comme Athéna surgissant casquée et en armure du crâne de Zeus. Seules les œuvres précédant ce volume ne furent pas conservées. Il n’en existe pas de manuscrit, aucun récit n’avait été précédemment publié dans la presse.
Ces œuvres-là sont sans préhistoire, mais avec une histoire devenue riche par la suite. Elle le fut, ne serait-ce que parce que ce livre persistait dans la productive pensée de son auteur - non seulement Gombrowicz en parlait volontiers et beaucoup mais encore il l’inscrivait dans le déroulement de son œuvre.
Premièrement, les Mémoires et la manière dont ils étaient perçus à chaque niveau de l’échelle sociale et du cercle familier de l’écrivain sont devenus le point de départ à partir duquel s’est formée la conception et l’art de la fable appliqué à Ferdydurke. En dévidant dans ce roman le fil de liaisons subtiles entre la réalité d’une biographie et la fiction littéraire, l’auteur a profité de l’écho né de son premier livre pour conférer à son roman un caractère polémique et se référer au titre de son recueil intégralement cité. Plus tard, cette présence des Mémoires s’atténuera sans s’interrompre. Par exemple, le chapitre consacré aux Mémoires dans Testament n’est pas seulement un commentaire de l’œuvre mais un fragment d’autobiographie intellectuelle, littérairement très stylisé. Dans un autre chapitre, le quatrième, apparaît une citation de Evénements sur la goélette Banbury, sortie de la bouche du narrateur pour définir la situation personnelle de l’auteur dans les années trente ; le narrateur jouissait pourtant alors d’une « aura spirituelle » assez particulière. Le même récit vient se fondre avec encore plus de force dans la narration du Journal lorsque des fragments extraits au sujet d’une situation à la fois fictive et fantastique revêtent l’apparence d’une description factuelle dans les limites d’un nouveau contexte ; cette description explose d’ailleurs à la fin en une vision purement poétique.
Cependant, ce qui importe plus que la référence immédiate aux Mémoires réside en ce que la poétique et la philosophie découvertes dans ce recueil feront que l’auteur ne cessera de les poursuivre dans ses œuvres suivantes. Cette poétique et la philosophie qu’elle suggérait étaient évidemment équivoques, peut-être même contenaient-elles des contradictions ? En tout cas, les Mémoires proposaient diverses directions dans lesquelles on pouvait développer les idées contenues.
En envoyant son premier livre à l’imprimerie, Gombrowicz - écrivain vivait dans deux mondes à la fois. Le premier était celui du moment présent, et pour un historien de la littérature, un fragment très concret de vie culturelle, celui des années trente à Varsovie. Ces œuvres devaient servir à l’auteur afin de mieux définir sa rivalité avec d’autres écrivains, elles devaient aussi fixer la position de l’écrivain dans l’opinion de ses lecteurs, mais de manière générale, elles l’aidaient à construire un portrait officiel de l’artiste qui aurait agi rétroactivement à la forme interne de sa personnalité. De ce point de vue, l’art serait quelque chose relevant du service - un instrument de succès littéraire, social et amical, enfin un moyen capable de définir l’identité propre de l’écrivain.
Mais en même temps, Gombrowicz visait beaucoup plus loin. Il voulait situer ses œuvres et son projet personnel inscrit en elles dans un autre monde, là où sont les œuvres arrachées à l’immédiateté de l’instant. Vu de ce côté, tout le reste, y compris sa propre biographie et la forme interne de sa personnalité, devenait seulement un moyen pour le conduire à ce terme final qu’est le chef-d’œuvre tel que le pense les modernistes : un absolu laïc.
Cette intention double, ce but immédiat de l’œuvre et son but à long terme, ne distingue pas encore Gombrowicz des autres écrivains. Ce qui le singularise, c’est la conviction que ces deux buts sont liés. Le processus présidant à la naissance des chefs-d’oeuvre est selon lui un processus public, depuis la conception de l’œuvre jusqu’à sa canonisation. C’est pourquoi, Gombrowicz a accordé un rôle aussi capital aux débuts de son travail d’écrivain - ce premier geste d’essai visant le lecteur. L’auteur devrait forcer son lecteur à réagir, c’est-à-dire à collaborer, car seules les implulsions allant de ce lecteur à l’écrivain permettraient à celui-ci de jouer un rôle changeant au fur et à mesure.
La seconde singularité de Gombrowicz, dans son aspiration au chef-d’œuvre, était sa subtile tactique consistant à camoufler ses véritables ambitions. D’autres écrivains se lançaient avec impatience dans la course à un art supérieur pendant que lui s’en moquait mais il allait vers ce but en empruntant un chemin détourné. Il ne s’agissait pas seulement d’une tactique appliquée aux lecteurs ou à des collègues écrivains, c’était aussi une stratégie adoptée envers la matière et le style utilisés par l’écrivain jusque dans le travail de la forme.
Pour ce qui relève de l’esthétique et de son histoire, on peut dire que la séparation entre littérature de masse et littérature artistique définissait la conscience « moderne », tandis que le lien dialectique unissant ces littératures devait devenir un des facteurs de la postmodernité. C’est une des raisons pour lesquelles les postmodernistes pouvaient s’arroger le droit de reconnaître en Gombrowicz un grand précurseur.
Plus tard, la stratégie presque de marketing de Gombrowicz ne fut pas indépendante de sa création - comme ce fut le cas pour les modernes - mais cette stratégie résultait d’une nouvelle conception philosophique de l’œuvre comprise comme « fait littéraire », composant de plusieurs processus interactifs qui embrassaient aussi bien des rapports entre personnes et milieux que le marché international anonyme. La découverte que les modernes (« les modernistes ») savaient s’occuper de leurs affaires n’a pu avoir lieu qu’à l’époque du postmodernisme.